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thérapies de conversionRencontre avec l'auteur de "Boy Erased", survivant d'une "thérapie de conversion"

Par Marion Chatelin le 22/03/2019
Garrard Conley

[PREMIUM] Garrard Conley est l'un des premiers à avoir parlé des "thérapies de conversion". Dans son autobiographie, "Boy Erased : A Memoir", publiée en France début 2019, il revient sur son expérience dans un centre où l'on a voulu le "soigner" parce qu'il est homosexuel. À l'approche de la sortie du film "Boy Erased", adapté de son ouvrage, ce lanceur d'alerte accepte de revenir sur son histoire pour TÊTU.

Un "survivant". Voilà comment se définit Garrard Conley. Car c'est un peu comme si cet écrivain de 33 ans avait frôlé la mort. Né dans une famille de chrétiens baptistes dans une ville de l'Arkansas, au sud des États-Unis, Garrard se rend compte adolescent qu'il est homosexuel. Son père est pasteur, sa mère, femme au foyer. Dans sa ville, 95% des habitants sont des chrétiens fondamentalistes. Et pour la majorité d'entre eux, l'homosexualité est une maladie qu'il faut "soigner".

À 19 ans, il se fait violer par un étudiant de sa faculté. Ce dernier, craignant que Garrard le dénonce, appelle ses parents et leur annonce que leur fils est gay. Ces derniers décident alors de l'envoyer dans un centre faire une "thérapie" pour le remettre dans le "droit chemin". À la manière des Alcooliques anonymes, Garrard assiste à des séances collectives de repentance. Il dresse la liste de ses "souvenirs honteux". Dessine l'arbre généalogique de sa famille dans lequel chaque nom est associé à un pêché. "Seigneur rends-moi pur", se répète-t-il. Mais il n'arrivera pas à s'en convaincre. Il quitte le centre au bout de 15 jours. D'autres resteront plusieurs mois. Certains se suicideront.

Son histoire, c'est celle d'un combattant. Celle d'un jeune homme qui a réussi à s'affranchir de sa famille, de cette "thérapie" et de l'Église. Aujourd'hui, Garrard vit à New-York. Il se considère comme un lanceur d'alerte. Et milite activement pour la suppression de tels centres. Selon le think thank Williams Institute, 700.000 américains ont effectué une "thérapie de conversion". Plusieurs dizaines de milliers d'adolescents pourraient être concernés dans les années à venir, outre-atlantique, mais aussi en Europe. Sa parole est plus que précieuse, et TÊTU a souhaité la recueillir.

"J'ai grandi dans la honte de ne pas agir 'comme un homme'."

Pourquoi avez-vous décidé de raconter votre expérience en "thérapie de conversion" ?

Le processus a été long et douloureux. Il aura fallu attendre une décennie avant que je puisse en parler. Pendant de nombreuses années, nous n'avons pas échangé sur ce sujet avec ma famille. Je n'y arrivais pas. Mes parents ne me posaient pas de questions. Un jour est arrivé où j'ai enfin pu mettre des mots sur ce que j'ai vécu. Je suis tombé sur des forums de "survivants" de "thérapies de conversion" et je me suis remémoré ce qu'il m'était arrivé. À vrai dire, c'était un peu enfoui. C'est à ce moment-là que j'ai décidé d'écrire.

J'ai récolté les témoignages de mes parents pour mieux comprendre leurs motivations. J'ai contacté d'autres "survivants" de ces "thérapies". Mais ils ne voulaient pas en parler. Beaucoup d'entre eux m'ont dit qu'il souhaitaient avancer dans leur vie, ne pas penser au passé, avoir un travail, une famille, se reconstruire. Au départ, je n'avais pas du tout l'intention d'exposer ma famille, ni d'écrire un livre. Et puis, j'ai ressenti le besoin de raconter cette histoire, qui est la mienne. J'ai eu l'impression que c'était mon devoir de le faire.

Dans le livre et dans le film 'Boy Erased', votre famille tient une place centrale. Pourquoi ?  

D'abord, il est difficile de savoir en écrivant tout ce que va contenir un livre comme ça, surtout lorsqu'il s'agit de raconter son propre vécu. J'ai couché sur le papier les différentes pièces de mon expérience. Ensuite, il a fallu les enrober et les raccorder entre elles. La solution s'est vite imposée d'elle-même : il fallait que je mette sur la table la problématique des petites villes du sud des États-Unis. Exactement le genre d'endroit dans lequel j'ai grandi, dans l'Arkansas. Il se trouve que mes parents représentent très bien les familles qui y vivent.

Aujourd'hui, je pense réellement que mes parents sont les personnages les plus intéressants du livre, et donc du film. Ce sont des personnes compliquées qui ont fortement évolué au cours de ma vie. Forcément, c'est quelque chose que l'on retrouve. Il y a tellement de complexité dans ma relation avec eux, c’était en quelque sorte une étude de leurs vies. 

Votre père, un pasteur baptiste, a tout du parfait chrétien. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le personnage est très complexe. 

Ah ça, c'est clair qu'il incarne l'exemple parfait (rires) ! Pasteur dans l'église baptiste locale, il a intégré depuis sa plus tendre enfance tout un socle de "valeurs". Il est par exemple très attaché à la défense des pauvres. Disons qu'il incarne une certaine rigueur morale, et, surtout, il veut être "un homme bien".

Son père le battait régulièrement quand il était enfant. Il ne s'est jamais étendu là-dessus. D'une manière générale, personne ne parle de ses émotions dans cette communauté. C'est jugé trop "féminin". Je pense que le vrai problème, c'est la masculinité toxique. Quand j'étais enfant, mon père me disait souvent que j'étais "sissy". Un terme très péjoratif qui signifie qu'un petit garçon est trop efféminé. Il me disait qu'il ne fallait pas que je me comporte "comme une fille", que ce n'était pas bien. Et moi, j’ai grandi dans la honte de ne pas "agir comme un homme". Elle a été renforcée par la place de l’Église et, évidemment, par la "thérapie de conversion".

"'Les thérapies de conversion, c'est de la torture psychologique à tous points de vue."

Justement, ce qu’il se passe en "thérapie de conversion" relève-t-il de la torture ?

Oui. Car ce sont des méthodes qui doivent nous "changer". C’est de la torture psychologique à tous points de vue. Mais je pense que les personnes qui travaillent dans ces centres ne sont pas au courant qu’elles pratiquent une forme de torture. Elles sont elles-mêmes "brainwashées" (de "brainwash" qui signifie lavage de cerveau, ndlr), c’est-à-dire persuadées qu’elles oeuvrent pour le bien.

Or les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les "thérapies de conversion" augmentent les dépressions et le taux de suicide chez les jeunes. Ce sont des pratiques extrêmement dangereuses. C’est pour cela que j’emploie le mot ‘survivants’. De nombreuses personnes se sont malheureusement suicidées suite à une "thérapie de conversion". Celles et ceux qui en ressortent vivant.e.s sont à mon sens des rescapé.e.s.

À l’arrivée dans le centre, on vous prend tous vos effets personnels. Vous n’avez aucune source de distraction et êtes même surveillé pour aller aux toilettes. Est-ce comparable à une prison ?

Tout à fait. Il n’y avait aucun moyen de s’échapper du centre. Et puis, même s’ils ne me prenaient pas mes affaires à l’entrée, je maintiens que j’étais emprisonné. Je l’étais avant même d’arriver. Je m’explique : si votre famille vous y contraint cela signifie que vous êtes déjà en prison.

"Tout jeune homme homosexuel vivant dans le sud est emprisonné. J’étais en thérapie de conversion bien avant d’intégrer le centre."

C’est-à-dire ?

La question est simple : où est-ce que j’aurais pu aller ? En réalité, je n’avais pas d’amis, ou alors ils étaient forcément reliés à l’Église. Toute ma vie l’était. Alors oui, j’ai essayé de regarder s’il n’y avait pas de possibilités pour continuer mes études, gagner de l’argent, et m’enfuir. Mais cela voulait dire couper les ponts avec ma famille.

Plus largement, on peut dire que tout jeune homme homosexuel vivant dans le sud est emprisonné. Et plus j’y pense, plus je me dis que j’étais en "thérapie de conversion" bien avant d’intégrer le centre. C’est du lavage de cerveau permanent. Je me demande réellement : comment peut-on emmener ces enfants dans de tels endroits et être persuadé qu’on leur vient "en aide".

L’idée d’être "soigné" revient souvent dans votre livre. Est-ce un thème récurrent en "thérapie de conversion" ?

Oui, c’est l’idée même d’une "thérapie de conversion". "Soigner" quelqu’un. Le fait de vouloir faire redevenir "normal" et "conforme". C’est précisément ce que les parents demandent à l’Église pour leurs enfants "déviants". Je ne comprendrai jamais cette idée, et je la réfute totalement. Nous n’avons pas à être "soignés". Pourquoi le Pape continue-t-il de s’opposer à nous ? Peut-être parce que l’on représente à ses yeux le fait de briser une civilisation ou un ordre établi. Ces gens ont peur de nous. Et c’est quelque chose qu’on leur a enseigné toute leur vie.

Finalement, les thérapies de conversion sont un peu une métaphore de tout ça. C’est un symptôme bien plus large de ce que traverse actuellement la société.

"Le fondamentalisme religieux plane de plus en plus, telle une menace dans nos vies. Cela s’est accru avec l’élection de Donald Trump."

Pourquoi ne parle-t-on que maintenant de ces pratiques ?

J’ai commencé à en parler il y a six ou sept ans. J’étais le seul à l’époque. Ce n’est qu’aujourd’hui que cela commence à rentrer dans les conversations. Ça devient un sujet de discussion. Et cela a atteint un certain niveau d’attention ces deux dernières années. Grâce au film "Miseducation" notamment, et maintenant "Boy Erased".

Le fondamentalisme religieux plane de plus en plus, telle une menace dans nos vies. Cela s’est accru avec l’élection de Donald Trump.

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À ce sujet, le vice-président Mike Pence a soutenu les "thérapies de conversion" et a failli leur donner des subventions. Qu’en pensez-vous ?

C’est terriblement inquiétant. Parce que les prises de position en faveur de ces centres interviennent au plus haut niveau de l’État. Même si Mike Pence prétend ne plus les soutenir aujourd’hui. Il reste, avec Trump et tout ce gouvernement, celui qui a permis aux fondamentalistes de justifier leurs croyances. Donc de justifier que les thérapies de conversion soient une bonne chose.

Une députée française propose de faire voter une loi interdisant ces pratiques, même si l’on en entend beaucoup moins parler en Europe.

C’est une très bonne chose ! Cela devrait être fait partout, et depuis longtemps. Il faut élever les discussions sur ce sujet à un autre niveau. Il faut légiférer pour condamner et sanctionner cela. Ce n’est pas parce que nous avons obtenu l’ouverture du mariage pour tou.te.s que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Il faut éduquer les personnes hétérosexuelles. J’ai comme l’impression qu’une majorité d’entre elles ont une présomption que tout va bien pour nous. Qu’il n’y a plus besoin de parler de nos droits. Alors que c’est tout l’inverse. C’est une guerre, et on n'a encore rien gagné.

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Vos parents ont-ils lu le livre et vu le film ?

Ma mère a lu le livre et vu le film. Et elle a complètement changé d’avis. Elle m’a même accompagné lors de la tournée du film, notamment à Toronto et à New-York.

Mon père n’a ni lu le livre, ni vu le film. Enfin c’est ce qu’il me dit. Nous pensons toujours différemment. Pour lui, être homosexuel est un choix. C’est incroyable, car cela montre à quel point le problème est enfoui. Je pense sincèrement que c’est très compliqué pour lui de faire face au mal qu’il a pu me faire.

Le plus choquant, c’est que dans ma ville de l’Arkansas, 95% des personnes pourraient être d’accord avec mon père.

"S’il y a un Dieu, il faut qu’il comprenne qu’il me faut un peu de temps pour me remettre de la torture que j’ai subie en son nom."

Croyez-vous toujours en Dieu ?

Je crois que oui. Mais je ne sais plus qui est Dieu. Je me dit que s’il y a bel et bien un Dieu, il faut qu’il comprenne qu’il me faut un peu de temps pour me remettre de tout ça, et notamment de la torture que j’ai subie en son nom.

J’ai même eu une phase de rejet. Je me disais, pendant un temps, que la religion c’était le diable. Après avoir énormément réfléchi, je peux dire que je respecte à nouveau le fait religieux. Et dans le fond, ce n’est pas très important de savoir si je crois en Dieu ou pas. Il m’apparait bien plus intéressant d’essayer de comprendre comment fonctionnent les croyances dans nos sociétés.

Désormais, mon ennemi c’est le fondamentalisme, pas la religion. 

Le film "Boy Erased" sera en salles le 27 mars prochain. Le livre Boy Erased : A memoir est disponible aux éditions Autrement. 

Crédit photo : Colin Boyd Shafer.