Avec son coup de pinceau inquisiteur et affûté, cet artiste iranien scrute les virilités et politise le corps des hommes. Rencontre.

La notion de genre, et toutes les nuances qu'on lui rattache, est un sujet pléthorique dans le domaine de l'art. Pour sa part, Alireza Shojaian se situe dans une perspective d'exploration, mais surtout de déconstruction, de la masculinité telle qu'on la connaît. Natif de Téhéran, ce peintre au parcours atypique a pris ses distances de son pays d'origine, se sentant bridé d'un point de vue créatif, pour venir s'épanouir en terres parisiennes. Là, depuis plusieurs années, il persévère alors dans son auscultation de la virilité à une heure où ce terme semble tomber en désuétude.

Reconnaissables de par leurs teintes sépia et leur esthétique rugueuse, les peintures d'Alireza Shojaian mettent en avant des hommes au corps poilu et dessiné. Tous sont placés dans des poses lascives et vulnérables, aux antipodes des codes de la virilité exacerbée qu'on nous assène fréquemment. On a échangé avec le principal intéressé afin de mieux cerner les origines de son art, son attrait pour la figure masculine et son processus artistique.

Quand t'es-tu découvert un intérêt pour la peinture et l'art en général ?

Je ne me souviens pas exactement quand j'ai commencé à peindre, mais mon premier contact avec le nu artistique remonte à l'âge de 16 ans, quand je suis tombé sur l'image de la Vénus à son miroir par Diego Vélasquez dans un magazine d'art. On achetait ces magazines au marché noir de Téhéran et toutes les images de nu étaient habituellement couvertes de peinture noire. Après avoir vu cette beauté découverte, je n'ai eu d'autre choix que de produire une copie de la figure de Vénus et j'ai fait ma première peinture sur toile.

À quel moment as-tu décidé d'explorer l'art queer en particulier ?

Il m'a fallu un long moment avant de trouver la confiance en moi pour m'exprimer dans ma vie et dans mon art. À l'âge de 23 ans, après avoir partagé le secret de mon identité sexuelle avec ma professeure d'université, elle m'a encouragé à m'exprimer. Elle m'a dit : "nous sommes déjà censurés par le gouvernement, alors au moins ne nous censurons pas nous-mêmes". Après ça, j'ai commencé à donner de la visibilité au sujet de l'identité sexuelle à travers mon œuvre et à documenter les histoires méconnues de la communauté LGBT en Iran grâce à mon art.

Je dois préciser que je n'avais aucune connaissance de l'art queer avant de tomber sur ce mot dans le livre Criticizing Art: Understanding the Contemporary de Terry Barrett, traduit en farsi, pendant mes années de master. J'ai continué à me renseigner sur Internet et je me suis rendu compte que ce que je faisais correspondait à de l'art queer et qu'il y avait une histoire derrière, qui ne m'avait jamais été inculquée pendant six ans d'études artistiques à Téhéran.

Tu as ensuite déménagé au Liban et tu habites maintenant en France, où tu travailles. Comment les choses ont-elles évolué depuis que tu es à Paris ?

J'ai commencé mon expérience à Paris avec une belle opportunité, puisque j'ai participé à une résidence artistique à l'Académie des beaux-arts pendant un an. Ça m'a donné la chance de travailler dans un environnement professionnel, ce qui m'a été refusé en Iran à cause du sujet de mon art. En parallèle, être à Paris m'a donné la chance de collaborer avec plein de gens de la communauté LGBT en tant que modèles pour mes dessins, ce qui ajoute une certaine variété au niveau des histoires que je raconte via mon art.

Comment décrirais-tu ton art, d'ailleurs ?

Je dirais que c'est quelque chose de narratif, où j'essaie de faire de la place pour une masculinité qui ne soit pas hétéronormative, surtout dans les sociétés du Moyen-Orient. Il fait aussi l'éloge de la beauté du corps masculin.

Utilises-tu tout le temps des modèles pour tes peintures ?

J'utlise toujours des modèles pour poser mais je ne peins pas sur le moment parce que chaque dessin me prend plusieurs jours à terminer. Je prends différentes photos des modèles et ensuite je réalise les dessins dans mon atelier sans leur présence. Je m'appuie sur leurs images et mon souvenir de leur personnalité.

Qu'est-ce qui t'inspire dans le corps masculin ?

Les détails de la peau et des cheveux. Pour moi, recréer les détails, c'est comme partager l'expérience du toucher de la peau avec les doigts.

Le corps masculin est-il politique ?

En Iran, où les politiques contrôlent le corps des gens, mon art serait perçu comme politique. Mais de manière générale, le sujet de l'identité sexuelle est un sujet socio-politique dans de nombreux pays.

D'un point de vue personnel, notamment sur au niveau de ta propre sexualité, comment ça se passe pour toi à Paris ?

J'ai clairement plus de liberté, mais étant à Paris, je ne veux pas comparer avec les autres villes. Paris aujourd'hui a ses propres défis concernant la communauté LGBTQIA+ et je crois que la bataille n'est pas terminée. Elle se situe juste sur un autre niveau. Il y a davantage de choses à accomplir, surtout qu'il y a toujours le risque de faire machine arrière.

Être queer en Iran, c'est comment ?

La question mérite un article à part entière, mais je peux dire que ce n'est pas facile et qu'on n'y est pas en sécurité. On grandit avec beaucoup de honte et de doutes à propos de notre identité sexuelle. La censure systématique ne donne pas trop d'espace pour accroître les connaissances de la société sur le sujet, ce qui contraint beaucoup de jeunes à quitter leur pays juste pour expérimenter leur vraie identité et sans être perçus comme des criminels juste parce qu'ils sont queers.

On ne peut pas se sentir safe au XXIe siècle. Il y a la peine de mort pour tout acte homosexuel, sauf si l'on passe notre vie entière dans le placard ou loin du regard des gens. Mais aujourd'hui, Instagram est l'un des rares réseaux sociaux qui n'est pas modéré par le régime en Iran. C'est devenu une plateforme pour les activistes en dehors du pays, et même pour certains qui restent anonymes en Iran, afin de donner des informations à la société et partager leurs expériences avec les autres. Ça risque de prendre du temps mais des jours plus radieux sont à venir.