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interview"Je n’ai pas envie de vos cases" : Ruben Alves et Alexandre Wetter pour "Miss"

Par Renan Cros le 05/02/2021
Miss

Avec Miss, le réalisateur Ruben Alves et l’acteur Alexandre Wetter mélangent les genres pour raconter l’histoire d’un jeune boxeur qui rêve de devenir Miss France. Le film est désormais disponible en DVD et VOD.

Quand le cinéma populaire s’empare des questions queers, souvent, on serre les dents. Au mieux, on esquisse un sourire gêné devant les maladresses que provoquent les meilleures intentions. À croire que les nuances du sujet, la subtilité du regard que ces vies complexes nécessitent, seraient incompatibles avec la communion universelle et l’engouement généreux que suppose un film grand public. En un peu moins de deux heures, Miss de Ruben Alves renverse tout et prouve avec force et élégance la possibilité d’un autre cinéma. Le rêve d’Alex, jeune boxeur rêvant depuis l’enfance de devenir Miss France, devient la force d’un film résilient qui affronte son sujet, ses zones d’ombre, avec nuance et humour. L’émotion qui grandit et nous gagne tout au long de ce parcours de vie atypique, c’est aussi celle de voir un film qui pense le singulier comme un schéma universel, qui fait d’Alex et de sa fluidité une figure héroïque. C’est encore celle de la révélation folle d’un acteur, Alexandre Wetter, d’un corps nouveau qui bouscule, interroge, séduit, jamais objet mais sujet puissant, inspirant, d’un regard nouveau.

Est-ce votre rencontre qui vous a donné envie de raconter cette histoire ?

Ruben Alves : Au départ, je voulais faire un film autour de la transidentité et sur le parcours d’une transition. C’est un sujet difficile, exigeant, qui me touche très personnellement. Mais j’avais du mal à trouver la manière d’en parler, le bon regard. C’était un projet pour la télévision, et je voulais absolument que ce soit une personne trans qui incarne ce rôle. Je me suis mis à chercher des gens et, par le hasard des réseaux sociaux, j’ai découvert Alex. Sa féminité m’a troublé. J’ai tout de suite voulu le rencontrer. Et je me suis rendu compte qu’il y avait un autre film à faire, une autre question à aborder, peut-être plus moderne, plus déstabilisante – et dont j’étais aussi moins proche émotionnellement –, autour de cette fluidité du genre.

Alexandre Wetter : Je me souviens, on s’est tout de suite mis à discuter. Ruben me posait plein de questions sur mon androgynie, la façon dont je la vivais, comment je l’utilisais pour mon image. Il était curieux de qui j’étais, et moi j’étais curieux de savoir ce que le cinéma pouvait faire de moi. Très vite, j’ai compris que Ruben ne me regardait pas comme une « curiosité ». Petit à petit, quand l’idée de Miss a pris forme, j’ai senti qu’il voulait parler de ce moment, qu’on vit tous, où l’on doit faire le choix de qui on est. Et qu’à travers mon corps et ma façon d’être, on pouvait proposer une autre voie.

C’est un film profondément positif. N’avez-vous pas peur qu’on vous reproche un certain angélisme ?

R. : En quoi c’est angélique ? Regardez Alexandre ! Regardez comme il est lumineux, comme il est solaire ! Sous prétexte que son parcours est singulier, il faudrait qu’il soit forcément dramatique ? Bien sûr qu’Alexandre a vécu des choses difficiles dans son enfance et il m’en a très vite parlé. Mais il y a une force en lui, un truc tellement communicatif, que c’est ça que j’avais envie de raconter. Je crois qu’on a besoin de personnages queers positifs, qu’on a besoin de dépasser la violence et le glauque dans lesquels beaucoup de récits nous enferment. À l’époque où je travaillais sur ce film autour de la transidentité, j’avais déjà cette envie de faire quelque chose de positif. Si ma rencontre avec Alexandre puis la découverte de son parcours m’ont poussé vers une autre histoire, ça a renforcé la nécessité de faire un film lumineux.

A. : Je ne vois pas pourquoi on devrait faire un film glauque ou déprimé sur des personnages en marge. Moi, j’ai toujours vécu ma différence comme une force. Au fond, si je suis là, devant vous, c’est que mon histoire est positive, non ? Je crois que tout le monde a des coups durs dans la vie. Sous prétexte qu’on appartient à une minorité, il faudrait que nos histoires se réduisent à de la violence ? Non ! Il ne faut pas effacer la violence, et d’ailleurs elle est présente dans le film, mais on peut la dépasser. Ne pas en faire une évidence. Ça ne doit pas définir qui on est.

Même si ce n’est pas votre histoire, le film crée un flou entre vous, Alexandre, et votre personnage. C’est en plus un film sur le corps, très sensuel. Avez-vous eu peur que le film soit trop intime ?

R. : Alexandre a une histoire, c’est la sienne, elle me touche. Seulement je ne pouvais pas lui prendre. Mais de ce jeune homme du Var monté à Paris pour devenir mannequin, je peux garder l’énergie et l’idée que, oui, c’est possible. Ça a l’air bête comme ça, mais, tout le long du tournage, on croyait au projet parce qu’Alexandre était là, devant nous. C’est la seule condition pour avoir le droit de raconter cette histoire.

A. : Pour moi, c’était un peu un saut dans le vide. Mais j’avais envie d’y aller. Je me suis beaucoup demandé si j’étais légitime, si j’étais à ma place. Je ne voulais pas qu’on se dise : « Bon OK, il est genderfluid. Mais ce n’est pas pour ça que c’est un acteur ! » J’ai eu besoin d’un temps pour devenir Alex, pour comprendre ce personnage. Ça peut paraître étrange… Bien sûr que la féminité d’Alex, je la comprends, je la ressens. Mais ça ne peut pas être complètement la mienne. Même dans mon corps, dans ma façon de bouger, je ne suis pas Alex. On se ressemble, on a des points communs. Mais ce n’est pas complètement moi.

La beauté du film vient aussi du trouble que l’on ressent à l’écran face à la masculinité-féminité d’Alex. Dans une scène, notamment, vous faites de la corde à sauter en talons sur un ring de boxe…

R. : Sur le tournage, on a tous ressenti ce trouble… On oubliait presque que c’était Alexandre. On voyait Alex.

A. : Plusieurs fois, oui, je l’ai senti avec mes partenaires. Dans leurs regards il y avait soudain comme un déclic, un truc qui les rappelait à l’ordre. C’était assez étrange.

R. : Je lui en ai demandé beaucoup, je m’en rends compte. Physiquement, surtout. Je me souviens lorsqu’on tournait les scènes du gala Miss France, tu étais en robe, sur des talons, le sexe caché… La journée fut longue. On a tous oublié que tu n’étais pas une actrice comme les autres. Mais le plus grand trouble eut lieu au premier essai caméra. C’était dingue. Les techniciens étaient là. Ils ont croisé, une première fois, Alexandre sans le remarquer. Puis quand il est revenu une heure et demie plus tard, maquillé et habillé, il y a eu un silence. On a entendu un « ah ouais… ». Ils étaient troublés. J’ai souvent répété à Alexandre que les autres acteurs, tous d’ailleurs très bienveillants, seraient tout aussi intimidés par lui, que lui par eux.

Mais il est difficile à définir ce trouble. Ce n’est pas sexuel, ce n’est pas provocant… C’est quoi ? un trouble de cinéma ?

R. : Je ne sais pas si c’est du cinéma, mais en tout cas c’est ce que je viens chercher au cinéma. Ce n’est pas son genre qui trouble. C’est sa liberté, la façon dont il est totalement lui-même. Il attrape le regard. Quand je dîne avec Alexandre dans un restaurant, je vois très vite que les gens le regardent. Pas avec méchanceté, pas comme un « phénomène ». Mais c’est comme si c’était une lumière qui vous attirait le regard. Je crois qu’il est tellement lui-même qu’on ne voit plus que ça.

A. : J’aurais du mal à en parler. Sur le tournage, j’ai senti ce regard parce qu’au début je n’étais pas très sûr de moi. J’avais vraiment peur de ne pas être légitime. Alors tout d’un coup, on devient ultrasensible au regard de l’autre. Alors que dans la vie, plus du tout. Je crois vraiment que c’est une question d’assurance. Petit à petit, j’ai pris le pouvoir sur le film, je me suis affirmé et je n’ai plus senti ce regard.

R. : Il ne dira pas ça de lui-même, mais Alexandre a une aura. C’est comme ça ! Il attire le regard. Mais tous les regards : ceux des garçons, des filles, de tout le monde. Ce n’est pas sexuel, non… Je ne crois pas. Mais c’est peut-être une forme de désir, de fascination. Chez les femmes, je sens bien qu’il y a quelque chose qui les fascine. Je ne sais pas…

Une forme de jalousie ?

A. : Ah non ! Jamais !

R. : Attention, avec les Miss, quand tu étais en talons et que tu bougeais, il y a eu deux ou trois regards vraiment envieux ! (Rires.)

A. : Mais je crois que ça trouble surtout les hommes. Je les renvoie à leur propre masculinité et à cette part de féminité que la société leur demande de cacher. Le trouble chez les femmes est plus libre, plus joyeux, parce qu’au fond une femme masculine, c’est plus accepté qu’un homme féminin ! Pour les femmes je suis une liberté possible, pour les hommes je suis encore un tabou. Mais ça change, ça bouge. (Un temps.) Après, vous savez, ce regard sur moi au quotidien, je ne le vois plus. Quand j’étais plus jeune, je le vivais mal. Il a fallu que j’arrive à Paris, que je me débarrasse de ma peur et que je fasse de qui j’étais une force, pour enfin ne plus voir ce regard.

Votre personnage dit à un moment : “Je me sens plus fort en femme.” C’est une phrase très puissante, très inspirante…

R. : Ce n’est pas une phrase de moi. En fait, c’est une phrase que m’a dite Alexandre un jour où, de manière très cash, je lui ai demandé ce que ça lui faisait quand il accentuait son côté féminin. Et spontanément, il m’a répondu « je me sens plus fort ». Comme ça. « Plus fort. » Le masculin et le féminin en même temps. Cette phrase m’a marqué. Elle n’était pas au scénario, je la lui ai glissée sur le tournage.

A. : Pour moi, la féminité ce n’est pas une identité, c’est une armure. Dans ma vie, les femmes m’ont toujours protégé. Enfant, j’avais une armée de filles autour de moi. J’ai toujours vécu la féminité comme quelque chose de fort, comme un bouclier. Dans ma tête, en fait, on est comme dans un bus. Un bus avec plein de versions de moi. Au départ, c’est le petit garçon sensible qui conduisait. C’était dur. Et puis, mon « moi » féminin, un jour, a pris le volant. C’est comme s’il m’avait dit : « T’inquiète, c’est moi qui conduis. Dors, repose-toi. Ça va aller. » C’est étrange parce que j’ai 30 ans aujourd’hui, et ce film m’a aidé à comprendre l’homme que je suis. En jouant Alex, c’est comme si j’avais accepté vraiment que le petit garçon reprenne le volant tout seul. Chaque jour, je sens qu’il prend de plus en plus d’assurance. Mais mon « moi » féminin veille, le protège. Souvent, ils conduisent à deux. Chacun une main sur le volant.

Pourquoi votre héros rêve-t-il d’être Miss France ? C’est quand même une institution souvent décriée pour son côté réactionnaire…

R. : C’est la question du modèle et de l’impact qu’un personnage comme Alex peut avoir sur la société. C’est peut- être l’un des derniers évènements vraiment populaires. Je ne voulais pas faire un film communautaire, militant. Mais pour moi, la politique passe par l’idée que ce personnage a toute sa place dans un rendez-vous aussi populaire que Miss France. Je n’ai pas envie de commenter les propos de Geneviève de Fontenay sur la candidature d’une Miss transgenre. Cette femme ne m’intéresse pas. C’est du buzz, du blabla… Pour avoir longuement discuté avec Sylvie Tellier [directrice générale de Miss France], elle m’a bien dit que tout ce qu’on raconte est factuellement possible. Est-ce que la France est prête ? Ça, je n’en sais rien. Ce personnage n’est pas un porte-drapeau. Au contraire. Je crois que faire le portrait de quelqu’un qui refuse qu’on le mette dans une case, n’importe laquelle d’ailleurs, pour moi, aujourd’hui, c’est un geste politique. Et surtout à l’intérieur de la communauté LGBT+. On crève de toutes ces injonctions à se définir en permanence.

A. : On a le droit de ne pas savoir qui on est. J’en ai marre qu’on me demande en permanence de m’expliquer. De dire si je suis trans, cis, genderfluid. Je n’en sais rien. Je n’ai pas envie de vos cases.

R. : Au fond, c’est aussi ça qu’on veut raconter. Qu’on a besoin de modèles flous. Que les gens qui sont juste eux- mêmes, ça fait du bien. On peut être un boxeur et une princesse en même temps. Sans avoir besoin de se justifier ou de s’expliquer.

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