rois et reines de la nuit (9/9)

Leslie Barbara Butch, elle envoie du lourd

Figure lesbienne de la nuit LGBT, la DJ milite pour des soirées accessibles à tous les corps : queers, gros, migrants et handicapés.
par Florian Bardou
publié le 6 août 2019 à 17h06

Patronne de boîtes de nuit, organisateur de soirées, DJ, créateurs et créatures, elles et ils, rois et reines sont les démiurges de nos nuits trop courtes pour s'en souvenir, trop longues pour être racontées. Libé part à leur rencontre cet été.

Elle a d'abord hésité avec le Rosa Bonheur. Nichée sur les hauteurs du XIXe arrondissement parisien, la guinguette des Buttes-Chaumont a propulsé sa carrière aux platines. C'est aussi le bar où elle organise sa soirée, la Patchole, un clin d'œil amoureux à l'esprit cagole. Mais la Mutinerie, à deux pas de Beaubourg, est certainement l'endroit où Leslie Barbara Butch se sent «le plus à [s]a place». Alors, elle a donné rendez-vous dans le rade féministe et autogéré de la rue Saint-Martin, où elle fait presque partie du mobilier, pour esquisser un soir sa vision de la nuit queer. «Même s'il y a eu une appropriation marketing du mot, ces lieux-là se battent pour créer une nuit parisienne accessible à tout le monde, plaide-t-elle, en sirotant un club maté. Ce ne sont pas des espaces safe à 100 %, parce que ça n'existe pas, mais chacun et chacune peut y venir pour être la personne qu'il ou elle a envie d'être.»

DJ militante appréciée des noctambules pour ses mix déglingués - son plaisir coupable consiste à glisser Diam's ou «un France Gall en plein set techno» -, Leslie Barbara Butch, 38 ans, est encore inconnue du grand public. Pourtant, son blase - elle garde secret son état civil -, emprunté à l'ex-first lady américaine, résonne aujourd'hui dans le Paris transpédégouine branché, et par-delà les frontières hexagonales (Bruxelles, Milan ou Tel-Aviv), comme la garantie de suer de plaisir sur la piste de danse.

La sauce prend à Montpellier, où elle mixe onze années consécutives pour la Marche des fiertés et tient, de 2004 à 2008, un restaurant, l'Arrosoir, avant de fermer boutique à cause des plaintes du voisinage. «Je mixais des vinyles après le repas, se remémore-t-elle. Ou alors on organisait des soirées à thème un peu absurdes : on projetait des films interdits au moins de 16 ans comme Faster, Pussycat ! Kill ! Kill ! de Russ Meyer et je faisais - 50 % sur l'andouillette.»

Pourtant, en 2013, c'est à Paname, qu'elle «buzze» sur le Net et aux Souffleurs (IVe), auprès des gays. «Elle était bookée dans quelques soirées pédées mais chez les gouines, c'était encéphalogramme plat», se souvient Sophie Morello, autre agitatrice de la nuit lesbienne qui lui a ouvert des portes dans le milieu. Ses qualités, «ambitieuse, maligne et drôle», selon la promotrice des soirées Kidnapping, lui permettent néanmoins de creuser son trou et de laisser tomber un «boulot alimentaire dans la vente» pour se consacrer pleinement au DJing. Même si elle est «forcément moins payée qu'un mec». «J'ai des mois où ça marche très bien et d'autres où il faut que je fasse attention à chaque dépense car je suis un peu un panier percé», concède-t-elle.

La recette «LBB» tient-elle du personnage, attachant, burlesque et pince-sans-rire ? Disons que la fan de Régine assume tout : ses partis pris musicaux mêlant italo-disco et slows, son engagement auprès des réfugiés LGBT et son look comme, ce jour-là, des baskets roses à effet holographique et une robe noire moulante. Elle ne rechigne pas à s'en débarrasser pour inscrire au feutre noir sur ses seins, «gouine», et sur son ventre, «grosse», autant d'insultes à exorciser que de facettes de son identité. Influencée par le collectif Gras politique et des lectures féministes (SCUM Manifesto par exemple), elle explique : «C'est une manière de montrer que les gouines et les grosses existent derrière les platines. Je n'ai jamais vu mon corps comme un truc qui allait m'empêcher d'avancer. Au contraire : peu importe ton corps, qu'il soit valide ou pas, qu'il soit mince ou pas, tu as le droit de vivre normalement sans te faire humilier et sans injonction à la bonne santé.»

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«C'est hypercourageux de se mettre en avant comme elle le fait, abonde RAG, programmatrice des soirées Wet For Me à la Machine du Moulin rouge (XVIIIe). Mais c'est aussi une DJ capable de tout faire, intelligente dans sa sélection et qui s'adapte à tous les publics.» Revers de la médaille : cet activisme numérique contre la grossophobie, l'homophobie ou la putophobie entraîne son flot de commentaires haineux sur les réseaux sociaux.«Les injures dans la rue n'ont jamais été aussi violentes que ce que je subis virtuellement, déplore la DJ - de gauche et écolo. Il y a une libération de la parole des cons, ce sont des gens qui s'ennuient vraiment et qui ont besoin de se défouler dès qu'ils voient quelque chose qui ne rentre pas dans leurs stéréotypes de société et de genre.»

A-t-elle toujours ourdi de renverser les normes ? Née à Paris dans une «famille juive traditionaliste», la petite Butch s'est longtemps retranchée, en l'absence de modèles, derrière les non-dits. «J'ai grandi dans la culture du "tu vas te marier et faire des enfants" donc je ne pouvais pas dire que j'aimais les filles, raconte-t-elle. Et puis, les références étaient hypercliché, c'était soit la lesbienne hyperféminine de The L Word, soit Gazon maudit : il n'y avait pas d'entre-deux.» Une légende familiale affirme cependant qu'elle a pu compter sur la bienveillance d'une arrière-grand-mère maternelle. «Elle aurait dit à tout le monde qu'elle savait que j'étais lesbienne et de pas me faire chier», poursuit celle qui n'en reste pas moins attachée à son héritage ashkénaze côté maternel et à son histoire de «petite-fille de déportés». Elle s'interroge : «Est-ce que je suis croyante ? J'imagine que oui. Mais pratiquante, pas vraiment. Moi, la base de la religion, c'est un peu Bisounours, c'est être une bonne personne et pas suivre des interdits.»

Leslie Barbara Butch se souvient encore que dans le 30 m2 que son père marocain, ex-peintre en bâtiment, et sa mère, secrétaire, louaient dans le VIIe arrondissement «à côté de la tour Eiffel», la musique occupait déjà les songes de son enfance «précaire». D'abord, parce qu'elle a pratiqué une liste d'instruments longue comme le bras (percussions brésiliennes, piano, guitare, etc.). Ensuite, parce qu'elle a longtemps rêvé d'être saxophoniste de jazz professionnelle avant d'abandonner à cause d'un prof «un peu antisémite». Enfin, parce qu'à l'époque, elle organisait déjà les premières boums pour ses copains «cathos-bourgeois» en enregistrant ses propres mixtapes sur cassette.

«C'est le Pulp qui a contribué à mon éducation musicale», poursuit-elle. Le mythique club lesbien du boulevard Poissonnière, fermé en 2007, est la boîte où elle est sortie pour la première fois. Seule. «J'étais jeune donc il fallait que je sorte pour faire des rencontres moi aussi ! dit-elle en riant. Bref, j'ai trouvé ça dingue. Je crois que c'était Rebotini qui mixait ou Jennifer Cardini, que j'admire.» «Trop vieille» pour clubber et paradoxalement «casanière», elle préfère aujourd'hui «les soirées apéros à la maison ou les petits restos». Ou alors chiller devant la Fille sur le pont (1999) de Patrice Leconte parce qu'elle est «très romantique». Si elle «ne sai[t] pas encore si elle est en couple», elle a, perso, tiré une croix sur la PMA car «on ne l'a toujours pas ou alors ça va être réservé à des femmes qui ont de l'argent». Mais elle se bat, là encore, pour que les autres aient le choix.

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