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LGBTQI+Fermetures en cascades, baisse des ventes... : les maisons d'édition LGBT+ dans la tourmente

Par Marion Chatelin le 01/02/2019
maisons d'édition

[PREMIUM] Plusieurs maisons d'édition spécialisées sur les thématiques LGBT+ ont fermé courant 2018. Un phénomène révélateur d'un secteur qui se porte mal depuis plusieurs années.

"C'est triste d'être obligé de fermer, ça m'a fait mal au coeur. Je n'ai trouvé aucun repreneur alors que j'ai cherché partout. Je me suis donné à fond pendant une dizaine d'années, et j'aurais aimé passer le flambeau." À 80 ans, Sébastien Martin, le patron de la maison d'édition LGBT+ du Phare Blanc, est amer. Avec une carrière de 50 ans dans ce secteur, il a racheté les éditions Gaies et Lesbiennes en 2007, et celles de la Cerisaie, alors en cessation de paiement, quelques années plus tard. Son objectif était de "faire du livre optimiste" et LGBT+. Au total, il aura publié une quarantaine d'ouvrages sur 10 ans. Mais au fil des années, "les ventes se sont amenuisées, avant de quasiment disparaître". Le 14 décembre dernier, il a mis définitivement la clé sous la porte.

Comme les éditions du Phare Blanc, plusieurs maisons d'éditions LGBT+ historiques ont fermé en 2018. Celle, bien connue des libraires, Des ailes sur un tracteur s'est par exemple éteinte plus tôt dans l'année.

 

Un secteur "sinistre"

"Depuis deux ou trois ans, on ne vendait pratiquement plus rien. J'ai préféré rendre les droits aux auteurs pour qu'ils puissent proposer leurs ouvrages ailleurs et tenter de trouver une diffusion plus importante", explique Sébastien Martin a TÊTU. Cet ancien cadre dans l'édition explique ne s'être fait "aucune illusion" en investissant plus de 30.000 euros de sa poche pour la création des éditions du Phare Blanc. L'éditeur a pourtant réfléchi à un business modèle avec des prix très bas, afin d'élargir sa clientèle. "Finalement je me suis aperçu que le marché était très fermé, qu'il n'y avait aucun moyen de l'ouvrir." Il met en cause le client qui "n'achète plus", et le milieu de l'édition en général, un secteur qui "connait de nombreuses difficultés", et qu'il qualifie de "sinistre".

Bien qu'elle soit à la tête d'une maison d'édition de livres lesbiens qui existe toujours, Isabelle Le Coz ne peut que le confirmer. "Cela fait 10 ans que les chiffres du secteur de l'édition en général baissent. Pour ma part, j'ai senti un changement au milieu des années 2000", explique cette fondatrice des éditions KTM, avant de confier être dans une situation "compliquée" depuis six ans. Cela fait 20 ans que sa société existe. Et les fermetures consécutives de maisons d'édition LGBT+ la font "rager". "Je me suis dit : un jour ça va finir par m'arriver aussi. Mais je ne veux pas y croire", confie-t-elle.

Changer de méthode

Comment se maintenir dans un secteur qui souffre économiquement ? Pour la fondatrice et aujourd'hui seule salariée des éditions KTM, qui compte 65 livres dans son catalogue, il a fallu progressivement changer de manière de travailler. "On ne fonctionne plus comme à nos débuts. On tire à moins d'exemplaires et on publie moins de livres", explique celle qui confie faire ce métier par passion, "pour la cause" et "sans rechercher la fortune". 

Un constat partagé par Catherine Florian, l'une des deux fondatrices de la librairie féministe et LGBT parisienne, Violette and Co. "On a constaté depuis qu'on a ouvert, en 2004, que les maisons d'édition qui tiennent comme KTM publient un peu moins qu'avant en nombre de titres par année." Et la libraire de s'interroger : "Mais c'est la même problématique que l'oeuf et la poule. Comme il y a moins de publications, il y a de facto moins d'achats."

Maisons généralistes

À côté des maisons d'édition LGBT+, on voit désormais apparaître des éditeurs généralistes comme Seuil, Gallimard, Babelio, Julliard ou Stock. Pour Catherine Florian, il s'agit d'une autre explication du phénomène de la disparition des éditions spécialisées. Car les auteurs.trices à se tourner vers les maisons d'éditions généralistes sont de plus en plus nombreux.ses. Selon la libraire, il y a "moins de frilosité qu'avant de la part des éditeurs" sur les thématiques LGBT+. Et pour Sébastien Martin, ce n'est pas une si mauvaise chose :

"Être édité par une maison généraliste prouve que les thématiques LGBT se popularisent de plus en plus auprès de monsieur et madame tout le monde."

Côté libraire, l'impact de ce glissement vers les maisons généralistes est toutefois "difficile à mesurer", puisque le nombre de livres sur les étalages ne baisse pas. Tout irait donc pour le mieux ?

Du jour au lendemain sans éditeur

Pas si sûr. Car pour certain.e.s auteurs.trices, c'est parfois très difficile de se faire publier par de grandes maisons d'éditions. C'est notamment le cas de Muriel Douru, autrice du livre pour enfants Dis... Mamans et spécialisée dans la littérature jeunesseC'est le tout premier ouvrage à traiter de l'homoparentalité paru en France (c'était en 2003, ndlr) et justement publié aux éditions Gaies et lesbiennes. "À l'époque déjà, aucun éditeur n'avait voulu publier Dis... Mamans. Seules les éditions Gaies et lesbiennes m'ont donné une réponse favorable, confie-t-elle. Pourtant, je trouvais ça normal qu'on parle de l'homoparentalité dans une édition jeunesse généraliste."

La disparition des éditions du Phare Blanc, anciennement éditions Gaies et lesbiennes, a un gros impact sur son travail d'autrice. Conséquence directe : son ouvrage se retrouve du jour au lendemain sans éditeur. À sa charge d'en trouver un nouveau. "J'ai eu des contacts avec trois éditeurs généralistes. Mais rien ne se fait, ils sont plutôt frileux." Pourtant l'autrice de 42 ans vend son livre, qu'elle qualifie d'"inoffensif", depuis 15 ans maintenant. Muriel Douru dit percevoir un certain "désir" de la part des maisons généralistes d'aller vers les thématiques LGBT+, et de vouloir publier de plus en plus d'ouvrages à ce sujet. Mais cette volonté ne se traduit que trop peu en actes, selon elle. 

"Je fais la supposition que certaines maisons d'éditions pourraient avoir peur de publier des livres pour enfants sur l'homoparentalité. La Manif pour tous est encore très puissante sur internet et les réseaux sociaux. En osant publier un livre de ce type il y a un risque qu'elle leur tombe dessus." 

Auteur recherche éditeur

Alors, certain.e.s décident de se remonter les manches et de créer leur propre maison d'édition. C'est le cas d'Hystériques et Associé.e.s une maison d'édition associative, qui s'est créée dans le but d'éditer la version française de Stone Butch Blues, un ouvrage de référence pour les lesbiennes et les personnes trans' qui n'a jamais été traduit en France. La maison d'édition a par ailleurs effectué une campagne de crowdfunding afin de financer l'impression du livre.

Une solution, qui semble néanmoins précaire. Catherine Florian s'interroge : "Vont-elle tenir dans la durée, ou vont-elle faire un one shot sans aucune suite ?" L'avenir nous le dira.

Quant à Dis... Mamans, il n'existe aujourd'hui que grâce aux réseaux sociaux, aux forums et aux associations pour les homoparents, qui établissent des listes de livres à conseiller. Muriel Douru est, elle, toujours à la recherche d'un éditeur. 

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