L'entrée du pronom "iel" (fusion des pronoms "il" et "elle" visant à nommer l'entre-deux de la non-binarité, cette expérience du genre qui ne se retrouve ni dans le féminin ni dans le masculin) dans la version en ligne du dictionnaire Le Robert a suscité des polémiques et des incompréhensions. Des réflexions aussi, sur ce qu'est la langue et ce qui justifie l'entrée d'un nouveau mot dans le dictionnaire. Le directeur général des éditions Le Robert s'est lui-même fendu d'un communiqué justificatif expliquant que cet ajout s'était imposé en comité de rédaction à la suite du constat d'une "forte croissance" du nombre de ses occurrences ces derniers mois, même si son usage demeure "encore relativement faible", comme l'indique la mention "rare" en début de définition.
Dans Sens et non-sens, où il explorait la peinture de Cézanne et le dilemme qui l'habite - comment concilier la nécessité d'inventer une manière de peindre avec le besoin tout aussi impérieux d'être compris par les autres ? - le philosophe Maurice Merleau-Ponty soulignait le risque de la communication. "C'est comme un pas dans la brume, dont personne ne peut dire s'il conduit quelque part." La vie de notre langue, qui passe notamment par la création de mots nouveaux, ou "néologismes", est ainsi ponctuée par des querelles linguistiques qui rejouent sous mille modalités différentes cette même tension irréductible entre le singulier et le collectif.
Entre le bricolage qui travaille le lexique dans l'espoir de combler le fossé séparant le réel de la perception qu'en a chacun de nous, et le souci de préserver une langue commune permettant la communication. Entre l'appel de l'expression, qui commande de nommer les choses et les expériences telles qu'elles s'offrent à notre regard, quitte à forger inlassablement des termes neufs, et l'angoisse de son impossible partage, faute de compréhension mutuelle entre les locuteurs.
Ce "risque" qu'évoquait Merleau-Ponty, celui de rompre le silence en s'exprimant singulièrement pour ne rencontrer qu'un autre silence, celui de l'incompréhension, en vaut-il la chandelle ? Est-ce l'uniformisation de la langue officielle qui entrave de son carcan l'expression de ce qu'elle ne permet pas de dire et qui, pourtant, existe, ou est-ce le foisonnement des particularismes linguistiques qui menace l'existence d'une communauté de langue et, avec elle, la possibilité de se comprendre et de coexister ?
Les crispations et réactions épidermiques qu'engendrent ces débats linguistiques semblent symptomatiques d'un malaise caractéristique de notre époque : l'angoisse d'un flou dont est frappé le sens de notre être en commun, quotidiennement alimentée par les paniques identitaires et les polémiques réchauffées. Comme si, dans ce spectacle permanent de la division, la langue s'imposait tel l'ultime bastion de l'universel, celui qu'on voudrait protéger des écartèlements, jusqu'à le figer.
En témoigne l'erreur de ceux qui, pour s'opposer à l'écriture inclusive (qu'ils réduisent souvent, à tort, au point médian), affirment que ce n'est pas en imposant un agenda politique à la langue qu'on la maintient vivante. Oubliant, ce faisant, que la féminisation des noms de métiers, qui est l'une des formes que prend l'écriture inclusive, consiste non pas à forcer la langue pour la faire accoucher de formes nouvelles, mais au contraire à ressusciter des mots qui la fleurissaient déjà il y a des siècles et qui ont été jetés aux oubliettes pour des motifs qui n'avaient rien de linguistique, et tout de politique : "Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle", affirmait Nicolas Beauzée, grammairien du XVIIIe siècle, membre de l'Académie française. Si l'être politique se définit en démocratie, comme le pense Hannah Arendt, par le fait que "toutes choses se [décident] par la parole et la persuasion et non par la force ni par la violence", comment les mots ne seraient-ils pas eux-mêmes un sujet de débat politique permanent ?
Ce dilemme de la langue, variation sur celui de la vie en collectivité, n'autorise décidément aucune issue facile. Aucune esquive simpliste. Vivre ensemble, c'est vivre dangereusement. Heureusement.