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Est-il légal de refuser des personnes LGBT dans son magasin en Pologne ?

On a pu lire qu'une nouvelle loi permettait aux commerçants polonais de refuser les personnes lesbiennes, gay, bisexuelles ou trans dans leur magasin. C'est en fait beaucoup plus compliqué.
par Fabien Leboucq
publié le 25 juillet 2019 à 7h19

Question posée par Nicolas le 22/07/2019

Bonjour,

«En Pologne, où il est devenu légal de refuser l'entrée d'un magasin à une personne LGBTI [lesbienne, gay, bisexuelle, trans, intersexe, ndlr], certains distribuent désormais des stickers "zone réservée aux hétéros"», écrit ce lundi sur Twitter l'eurodéputée France insoumise Manon Aubry.

Elle renvoie vers un tweet du coprésident d'Urgence homophobie qui s'indigne, photo à l'appui, qu'un média polonais distribue «pour les commerces» des autocollants signalant que «l'entrée est interdite aux LGBTI». La source de ce militant ? Un internaute publiant cette même photo sur Twitter et qui évoque une «récente loi permettant de refuser de servir les LGBTQI» en Pologne. «C'est immonde et gravissime mais légal», conclut cet internaute.

Vous nous demandez de vérifier ces différentes assertions, et notamment de dire s’il est légal, pour des commerçants polonais, de refuser l’entrée de personnes en fonction de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre.

Pour faire simple : pas vraiment. C’est en tout cas beaucoup plus compliqué que cela. Et si les stickers aux couleurs arc-en-ciel barrées d’une croix noire sont authentiques, il n’y a pas eu de «loi» à ce sujet en Pologne. Il est toutefois vrai qu’une récente décision du Tribunal constitutionnel polonais a réjoui les conservateurs et le gouvernement, ouvrant la porte, selon les observateurs, à des discriminations.

Un imprimeur condamné à trois reprises…

L'histoire commence en 2016, quand le tribunal du district de Lodz-Widzew, dans le centre de la Pologne, condamne l'employé d'une imprimerie à 200 zlotys (environ 50 euros) d'amende pour avoir refusé la commande de la Fondation LGBT Business Forum. Celle-ci résume la suite dans un post Facebook : en appel, l'employé est de nouveau reconnu coupable mais l'amende est annulée.

Dès 2016, la condamnation est dénoncée par le ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro. La décision serait selon lui une entorse à la liberté économique, mais surtout à la liberté «de pensée, de croyance et d'opinion» car «la liberté de conscience» de l'employé l'autorise à «ne pas soutenir un contenu homosexuel», écrit le ministre du très à droite parti Droit et Justice (PiS), au pouvoir en Pologne depuis 2015. Une tentative à peine voilée de faire pression sur la cour, estime alors la Fondation Helsinki pour les droits de l'homme.

Malgré l'agitation des conservateurs polonais, la condamnation de l'imprimeur est aussi confirmée par la Cour suprême polonaise en juin 2018, relève le quotidien britannique Financial Times. Les associations LGBT+ polonaises s'en félicitent, évoquant une «victoire historique pour l'égalité».

…au motif d’un article jugé anticonstitutionnel

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Ces décisions de justice unanimes sanctionnent l'imprimeur pour n'avoir pas respecté l'article 138 du code civil polonais, disposant qu'une amende sera infligée à tout commerçant refusant de fournir un service «sans justification valable».

Fin juin 2019, cet article est déclaré partiellement inconstitutionnel par le Tribunal constitutionnel polonais. Une décision consécutive d'une saisine du ministre de la Justice et procureur général du pays, Zbigniew Ziobro. Le Tribunal constitutionnel estime qu'une partie de l'article 138 (celle sur la «justification valable») ne respecte pas la liberté de conscience et de religion (article 53 de la Constitution polonaise) et la liberté économique (articles 20 et 22).

On a pu lire que cette décision était «favorable» à l'imprimeur, comme dans la dépêche de Reuters à ce sujet. Et pour cause, «des responsables politiques ont appelé cette histoire "l'affaire de l'imprimeur", raconte à CheckNews Pawel Terpilowski, rédacteur en chef du média polonais de fact-checking Demagog. Aussi, le ministre de la Justice a été très clair sur le fait que sa demande [d'évaluer la constitutionnalité de l'article 138] était liée à ce cas.» Toutefois, l'avis du Tribunal constitutionnel ne porte pas en soi sur cette affaire, nous confirme notre confrère. Le cas de l'imprimeur est bien cité à titre d'exemple dans l'exposé des motifs du ministre de la Justice, mais le Tribunal constitutionnel ne l'évoque pas dans son avis puisque l'instance s'est prononcée au sujet de la conformité d'un article de loi avec la Constitution, pas sur un cas particulier.

Inquiétudes et exagération

Conséquence de cette déclaration d'inconstitutionnalité, la partie de l'article 138 qui interdit de refuser de rendre un service commercial «sans raison valable» est abrogée – ce qui pousse d'ailleurs le ministère de la Justice à relancer l'affaire de l'imprimeur.

Pour Pavel Terpilowski et d'autres observateurs, la décision du Tribunal constitutionnel crée ainsi «une sorte de clause de conscience». Notre confrère rapporte que certains experts craignent que l'avis du Tribunal constitutionnel ouvre une boîte de Pandore, «et que de plus en plus de magasins restreignent leur travail à des groupes particuliers, en excluant d'autres».

Cette inquiétude – que la décision du Tribunal constitutionnel permette d'autres discriminations – est relayée par une question écrite d'une eurodéputée socialiste néerlandaise à la Commission européenne ou encore par l'hebdomadaire de gauche polonais Polityka. Reprenant ce dernier, Courrier international titre : «En Pologne, les commerçants peuvent refuser les clients homosexuels». Une assertion semblable à celles de Manon Aubry et des associatifs français, «qui est tout de même, au moins, une exagération», nuance Pawel Terpilowski. Qui cite notamment «l'article 32 de la Constitution, qui interdit clairement toute forme de discrimination» et la loi sur le traitement égal des hommes et des femmes.

«Le cas portait d'abord sur le refus d'un homme de produire un service contrevenant à ses convictions personnelles, décrypte le journaliste. Il ne s'agissait pas seulement d'imprimer quelque chose pour une personne LGBT, mais d'imprimer un contenu spécifique, pro-LGBT, avec lequel cet homme était en désaccord.»

Campagne anti-LGBT

Toutefois, cette décision de justice semble avoir largement conforté certains des ultra-conservateurs polonais dans leurs positions homophobes ou transphobes. Ainsi, le 17 juillet, l'hebdomadaire de droite Gazeta Polska annonçait qu'il joindrait à sa prochaine édition un autocollant «Zone sans LGBT». L'hebdo s'indignant par la suite qu'une grande chaîne de distribution de produits culturels, Empik, refuse de distribuer cet exemplaire du magazine.

De son côté, le premier adjoint à la mairie de Varsovie a déposé plainte contre Gazeta Polska.

La décision du Tribunal constitutionnel intervient dans un contexte particulier. D'abord parce qu'il est reproché à cette instance d'être acquise au pouvoir. En effet, le parti Droit et Justice a entrepris, à partir de 2015, de nombreuses réformes judiciaires, visant notamment ce Tribunal, qui ont suscité une vive opposition et dont la Commission européenne écrivait, fin 2017, qu'elles contrevenaient à l'indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l'exécutif.

Aussi, l'avis du Tribunal apporte de l'eau au moulin conservateur. Car à l'approche des élections parlementaires de l'automne, le PIS «pèse de tout son poids dans la campagne visant à marginaliser la communauté LGBT de Pologne, disent ses critiques». C'est ce qu'écrit le Washington Post dans un article évoquant une récente agression de participants à une marche des fiertés. Selon un scientifique qu'interroge le quotidien, la droite populiste a notamment remplacé sa rhétorique anti-migrants qui lui a permis d'accéder au pouvoir en 2015 par un discours anti-LGBT, déjà audible lors de la campagne des européennes. Et le Post de rappeler les récentes déclarations du patron de Droit et Justice, pour qui l'«idéologie LGBT» venue de l'occident constitue une «menace contre l'identité polonaise, contre [la] nation et son existence, et par extension celle de l'Etat polonais».

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