Tout le chic d’un hôtel parisien quatre étoiles, fauteuils velours sur murs noirs. Et pour tromper la morosité, en cette fin d’après-midi de décembre, une soirée bingo. Maison Mère, dans le 9e arrondissement de la capitale, fait bar-restaurant comble. Grille en carton sous la main, une cinquantaine de jeunes gens s’y entassent, suspendus aux annonces de l’animatrice qui, très diva perchée, arpente la salle sur des escarpins vernis, débitant des blagues entre deux tirages de boules.
« On vise une ligne horizontale, cinq numéros, c’est parti ! Et c’est… Le 69 ! Je ne valide absolument pas cette pratique… » Au micro, Catherine Pine O’Noir, grande gigue vêtue extra-court, joue gracieusement de ses longs bras gantés et de sa fausse chevelure blonde. Lorsqu’il n’incarne pas Catherine, son personnage de drag-queen, Théo, 30 ans, rejeton d’une famille juive pratiquante plutôt aisée, est chargé de production dans le documentaire, après un master-2 de management de projet.
Dans le public, Pierre, de la même génération, « développeur dans l’hôtellerie », apprécie « l’ambiance un peu carnaval, décalée » de ce bingo. « On a besoin de rigoler ! » Il est venu ce samedi avec d’anciens camarades d’école de commerce dont Farrah, aujourd’hui dans le marketing digital, qui trouve « cool de dépoussiérer les anciens jeux avec des personnes qui n’ont plus à se cacher ». Cela lui « fait plaisir de voir ça dans un hôtel quatre étoiles, pas seulement dans un bar LGBT ! » Catherine Pine O’Noir anime aussi des pétanques, des quiz musicaux, des karaokés. « Je suis une drag familiale, revendique l’artiste en robe à sequins. Le temps où le drag était associé à la nuit, à l’alcool, la drogue, c’est fini ! Notre image s’améliore. Une éducation est en train de se faire… »
Une culture venue des boîtes de nuit
Les jeunes urbains, surtout, commencent à maîtriser le b.a.-ba du drag (pour dressed as a girl, « habillé en fille »), pratique artistique née et toujours ancrée dans la culture homosexuelle, qu’ils ne confondent pas avec le transformisme de cabaret (les transformistes parodient des stars comme Dalida), ni avec une transition de genre. Les drag-queens, savent-ils, sont parfois des femmes transgenres, mais bien plus souvent des jeunes hommes gays qui s’inventent un personnage surjouant les codes féminins. Le sociologue et enseignant à l’université de Bordeaux Arnaud Alessandrin parle de « pratique scénique de caricature du genre » dont il observe l’« éclosion publique, la visibilité nouvelle en France, depuis la fin des années 2010 ». « La culture drag-queen est sortie des boîtes de nuit. »
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