Longtemps, Sarah Hegazy a eu deux vies. L’une à la maison, de jeune fille sage et voilée, principal soutien de sa famille depuis la mort de son père. L’autre sur Internet et en ville, de militante LGBT et communiste en Egypte. Un soir de septembre 2017, dans la communion d’un concert du groupe de rock libanais Mashrou’Leila, idole de la jeunesse révolutionnaire arabe, Sarah a fait cesser cette schizophrénie et joint les deux bouts de son existence. Elle a brandi le drapeau arc-en-ciel de la cause homosexuelle dans la nuit cairote, tête nue et tout sourire. Mais il a suffi qu’une photo de ce coming out, de ce bonheur sans retenue, soit postée sur les réseaux sociaux pour que la vie de Sarah Hegazy explose.
Dénoncée dans la presse, arrêtée, interrogée, torturée et poursuivie en justice, elle a été contrainte à l’exil. Deux ans et demi après son départ d’Egypte, elle a mis fin à ses jours, le 14 juin 2020 à Toronto, en laissant ce court message : « A mes frères et sœurs – j’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué, pardonnez-moi. A mes amis – l’épreuve est dure et je suis trop faible pour l’affronter, pardonnez-moi. Au monde – tu as été extrêmement cruel, mais je te pardonne. » La courte vie de Sarah Hegazy, morte à 30 ans, loin de sa famille et de son pays, résume à elle seule une décennie tragique dans le monde arabe : les réseaux sociaux, la révolution, la cause LGBT, la contre-révolution encore plus féroce que l’ancien régime, la torture, l’exil et la mort. Les causes et les enchaînements diffèrent, mais, en Egypte, comme en Syrie, en Libye ou au Yémen, le formidable espoir soulevé par les révolutions de 2011 a débouché sur une terrible tragédie, un gâchis incommensurable.
Lorsque la révolution éclate, le 25 janvier 2011, au Caire, Sarah Hegazy vient tout juste d’avoir le bac. Issue d’une famille de la toute petite classe moyenne, elle n’a pas les moyens d’entamer de longues études à l’université et effectue l’équivalent d’un BTS informatique. Son père, professeur de physique, vient de mourir. Sa mère n’a jamais travaillé. Il faut assurer l’avenir des deux petits derniers, une fille et un garçon que Sarah prend sous son aile. Le fils aîné est déjà ailleurs. C’est elle « l’homme de la famille ». « Pendant ses années de collège et de lycée, Sarah était salafiste, raconte Mostafa Fouad, son avocat. La révolution lui a ouvert tout un champ de pensée et d’idées. » Elle s’est mise à tout lire : Marx, Dostoïevski, Simone de Beauvoir.
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