« Cinq, quatre, trois, deux, un… » Dimanche 10 mai 1981, 20 heures. Le « gay tea dance » du Palace est lancé depuis plusieurs heures quand le visage du nouveau président, le socialiste François Mitterrand, apparaît sur l’écran disposé par Fabrice Emaer. Le patron de la célèbre boîte de nuit parisienne annonce lui-même la nouvelle au millier d’habitués qui se pressent dans la salle. Hurlements de joie sur le dancefloor. Des roses volent du balcon. Emaer improvise La Vie en rose dans la version de Grace Jones. La fête durera jusqu’au matin.
Le prince des nuits gay parisiennes a-t-il senti le vent tourner ? Il affiche depuis quelques semaines un élan pour la gauche qu’on ne lui connaissait pas jusque-là et que ne partagent pas ses clients ou amis les plus en vue, comme le couturier Yves Saint Laurent ou l’homme d’affaires Pierre Bergé. Au Palace, la plupart des « rich et beautiful people » s’inquiètent des promesses de nationalisation ou de l’arrivée de ministres communistes, mal vus du marché américain. Ils redoutent surtout de futures hausses d’impôts. Le photographe Helmut Newton s’exilera le premier à Monaco, bientôt suivi par Karl Lagerfeld.
Tout le monde n’a pas les mêmes intérêts dans la communauté homosexuelle. Le petit peuple du Palace a filé, lui, place de la Bastille, où l’on fête Mitterrand. Le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (Cuarh), qui depuis deux ans fédère presque tous les mouvements militants et fait pression pour mettre « la question gay » à l’agenda de la présidentielle, a déployé sa banderole : « Les homos ont choisi la liberté ». Les militants hésitent pourtant à s’abandonner à l’euphorie et à croire au miracle. L’équipe du magazine Gai Pied cherche le titre de sa prochaine couverture : ce sera « Sept ans de bonheur ? » Avec un point d’interrogation, et beaucoup de prudence.
« Ré-vol-tant »
Voter pour le candidat socialiste n’a été ni immédiat ni évident. Fallait-il déposer un triangle rose dans l’urne, comme l’avait suggéré quelques mois plus tôt l’écrivain Yves Navarre ? Soutenir Coluche ? Ou bien choisir l’écologiste Brice Lalonde ?
« Les militants homos venaient pour beaucoup du gauchisme, explique l’historien Antoine Idier. Faire confiance à la gauche institutionnelle n’allait pas de soi, d’autant que jusqu’ici les socialistes n’avaient guère manifesté d’intérêt pour les questions homosexuelles. Des élus locaux s’étaient même montrés hostiles, dans les années 1970, à certains groupes militants. » La suppression du « délit d’homosexualité » ne figure pas dans les 110 propositions du candidat Mitterrand. Mais il a suffi de quelques phrases de sa part, dans l’entre-deux-tours, pour que tout ça soit oublié.
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