Jerk Off : ces quatre artistes ont des choses à vous dire sur l'hétéropatriarcat, les icônes gays, le sida (et plus encore)

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Dénicheur de jeunes artistes souvent LGBT+, Jerk Off réserve bien des suprises. Illustration avec quatre artistes atypiques interviewés par Komitid.

Image extraite du spectacle « POZ ! » de Matteo Sedda - DR

L’édition 2019 du festival Jerk Off a débuté mercredi 4 septembre, avec en ouverture le spectacle de Matteo Sera, POZ !. Une des rares propositions actuelles sur la thématique de la vie avec le VIH/sida.

Comme le rappelait les organisateurs du festival à Komitid, Jerk Off présente de jeunes artistes, « émergents, qui démarrent ou qui sont dans une forme alternative, non commerciale. »

 

 

Jusqu’au 15 septembre, plus de dix propositions inédites vont être proposées au public : des spectacles chorégraphiques, des expos, des performances et des spectacles souvent atypiques.

Komitid a choisi de donner la parole à quatre artistes qui n’ont pas froid aux yeux et qui tou.te.s vont sans doute faire parler un peu plus d’eux à l’avenir. Matteo Sedda et son voyage poétique d’une personne séropositive, le duo formé par Tarek Lakhrissi qui se définit comme « queer marron » et par Loup, une artiste trans qui se présente comme « danseuse, pute, trans et intolérante. ». Nous avons aussi interviewé Tomas Gonzalez, artiste qui avec Igor Cardellini, présente Je m’appelle Tomas Gonzalez, une performance où il « sonde le rôle des communautés marginalisées dans l’émergence de mouvements tel que le disco ainsi que les réappropriations des objets culturels et ce qu’elles révèlent de ceux qui s’en saisissent. »

 

 

Tarek Lakhrissi & Loup : « Une célébration de l’émotion et de la vulnérabilité comme positionnement politique »

Loup & Tarek Lakhrissi – DR

Le duo Tarek Lakhrissi et Loup présente le spectacle Conspiration, le 14 septembre, au Carreau du Temple.

Komitid : Pourriez-vous présenter votre duo et votre complémentarité ?

Loup : On est né la même année, en 1992, nous avons eu des enfances très différentes mais nous écoutions les mêmes musiques.
Tarek est artiste plasticien, moi je fais de la danse, dans Conspiration, nous allons chanter. L’idée est de faire quelque chose de nouveau, pour nous rencontrer à un endroit de non expertise. L’amitié compte beaucoup dans notre duo. L’aspect politique de ce qu’on appelle conspirer est comment on peut prendre du plaisir alors que structurellement il faut toujours se battre.

Tarek : Cela faisait longtemps qu’on voulait travailler ensemble et Jerk Off est un bon espace pour cela. Je suis très heureux d’en faire partie une troisième fois. Mon travail avec Loup a quelque chose de fort : c’est réfléchir ensemble à des stratégies contre toutes les formes d’oppressions structurelles. Mais ces stratégies passent aussi par une célébration de l’émotion et de la vulnérabilité comme positionnement politique. Les chansons sont toutes du début des années 2000, dont L5, Kyo, Amel Bent. C’est fort de se réapproprier ces chansons, avec nos corps et de pouvoir partager une expérience assez proche du rituel, avec nos identités d’aujourd’hui. Quand j’écoute Amel Bent, j’ai l’impression d’avoir à nouveau 11 ans et de ressentir les émotions que je ressentais.

Dans la présentation du spectacle, il est dit que vous voulez combattre l’hétéropatriarcat. Comment cela se présente dans votre spectacle ?

Loup : Pour moi, c’est d’être visible en tant que trans féminine qui n’a pas de passing. C’est déjà défaire l’hétéropatriarcat. Ce qui nous a intéressé c’est de nous réapproprier ces chansons qui peuvent paraître niaises, comme la chanson des L5, Toutes les femmes de ta vie. Si on s’attache aux paroles, pour moi elles sont littéralement juste dans mon expérience de la misogynie structurelle et de la transphobie. Nous nous réapproprions les produits même du capitalisme patriarcal pour mieux le dénoncer.

 

Matteo Sedda : « J’aime penser à tous ces artistes morts du sida, comme à des “ guerriers de la beauté ” »

 

L’affiche de POZ !, de Matteo Sedda, réalisée par Federico Salis

Avec POZ !, présenté en ouverture de Jerk Off, Matteo Sedda présente les expériences d’une personne séropositive. Matteo Sedda est diplômé de l’Académie de danse contemporaine Dance Haus à Milan sous la direction de Susanna Beltrami.

 

Komitid : Pourquoi est-il toujours aussi important de parler du vécu des personnes séropositives au VIH ?

Aujourd’hui, en Europe, peu de personnes meurent du VIH, grâce aux grands progrès de la médecine. Mais la stigmatisation demeure avec son lot d’ignorance et de peur. C’est un des sujets qui me stimule le plus, sur un plan personnel et artistique car si nous voulons mettre fin à l’épidémie, il faut éliminer le jugement. C’est important d’en parler pour donner une voix qui éclaircit quelque chose d’obscur qui nécessite d’être clarifié. Ainsi il faut dire que grâce aux thérapies, on ne transmet plus le VIH. Mais ce n’est pas facile d’en parler et cela m’a pris deux ans de préparation pour pouvoir le faire, pour cette interview. La création de POZ ! m’a fait prendre conscience de qui je suis et ce que je veux être. La conscience que je suis ici grâce aux gens qui sont venus avant moi et qui ont lutté. Nous en venons ensuite à parler d’une maladie qui dépasse le corps, comme l’a dit Wojnarowicz lui-même, une maladie de la société.

Dans la présentation du spectacle, on explique que vous vous inspirez pour vos costumes de Leigh Bowery et de Freddie Mercury. Que représente en particulier ces artistes pour vous ?

Au cours de la période d’étude et de recherche, je suis tombé sur une lecture des histoires de nombreuses personnes décédées du sida.
Nous connaissons tous l’histoire de Freddy Mercury, l’un des plus grands chanteurs de l’histoire de la musique et de Leigh Bowery, légende du club, icône de la performance et de la mode. Les créations de ce dernier étaient souvent inspirées par ce qui se passait dans la société. Il jouait tellement avec les maladies et les images du corps qu’il se moquait de la vie.
Ce qui m’a le plus surpris, c’est le désir de vivre de ces artistes, qui savaient contre quoi ils se battaient. Leurs amis sont morts et eux aussi, comme tant d’autres, ont compté leurs heures. Pourtant, le désir de vivre était si fort qu’ils ont continué à faire ce qu’ils étaient censés faire. J’aime penser à tous ces artistes morts du sida, comme à des “guerriers de la beauté”. Je me demande à chaque fois ce que j’aurais fait dans leur situation. Est-ce que je combattrais en tant que guerrier ou me laisserais-je aller comme un ange ? C’est étrange à dire mais c’est une question qui me donne la force.

« Le spectacle est pétillant et doux comme un bonbon, mais évidemment, avant que le soleil vienne, vous devez traverser la tempête »

Quelle est l’esthétique du spectacle ?

J’ai choisi d’opter pour une esthétique pop. Nous savons tous que le sujet du VIH est complexe et que personne n’aime en parler. Je voulais catapulter cette négativité et la transformer en quelque chose d’énergique et de coloré. Le spectacle est pétillant et doux comme un bonbon, mais évidemment, avant que le soleil vienne, vous devez traverser la tempête. Je ne veux pas que le sida soit un tabou, une chose à ne pas mentionner.
Au lieu de cela, nous devons le nommer et en parler, à la maison, à l’école, dans la rue et à la télévision, pour le rendre populaire.
POZ ! est également une référence esthétique au célèbre POP !

Vous utilisez également des textes de la poétesse Tory Dent, une femme américaine séropositive décédée en 2005. Pourquoi ses écrits sont-ils importants ?

Tory Dent a écrit trois volumes de poésie. Je me suis concentré sur le second intitulé HIV, Mon Amour. Pour moi, ce livre est la clé du sens de la contemporanéité. Les contraires se rencontrent : ténèbres et lumières, amour et haine, guerre et paix, sacrés et profanes. Toutes les questions relatives à la vie et à la mort se confondent en un seul et même corps politique, celui d’une femme qui, par ses écrits, traite le VIH comme personne ne l’avait jamais fait auparavant. Sa poésie est codifiée à travers ses métaphores nées de l’expérience de la vie qu’elle a vécue. Ce n’est plus seulement politique, scientifique ou journalistique. Cela va au-delà pour toucher l’âme humaine. Pourquoi ses écrits sont-ils toujours importants ?
Regardons autour de nous, il semble que l’amour et la compassion sont des éléments manquants.  Mais Tory Dent nous enseigne, à travers son chant fait de vrais cris et de rires, fait d’espoir et de grâce temporelle que l’amour est la compassion est la seule clé du salut.

 

Tomas Gonzalez : « J’interroge les idées de succès, de cool, le légitime, le vulgaire, la norme et la marge »

Le 13 septembre, attendez-vous à une expérience immersive et participative avec le spectacle de Tomas Gonzalez et Igor Cardellini. Il s’est appuyé sur les témoignages de plusieurs crooners de province qu’il entremêle avec sa propre histoire ainsi que celle de grandes divas des années 70 et 80.

Komitid : Comment avez-vous préparé cette performance qui repose sur d’authentiques témoignages ?

Tomas Gonzalez : Une partie du texte du spectacle provient de rencontres avec différents chanteurs·ses de camping ou de bals suisses. J’en ai tiré un matériau qui traite plus largement de rapports à la performance (sociale ou en scène), au public et à la musique dans des contextes populaires. Cela a été la base de l’écriture que j’ai retravaillée, toujours avec l’idée d’objectiver ce qui détermine ma propre trajectoire sociale et d’artiste. Le chanteur de bal, c’est une figure abstraite en contre-point. On peut le voir en moi sur scène mais c’est aussi en creux un questionnement sur ce qui fait que je suis devenu performeur de théâtre contemporain plutôt qu’animateur de soirées. Bon, il faut dire que je chante très mal aussi ! Mais en filigrane, avec une certaine pudeur, ce sont mes identités de fils d’immigrés issu d’un milieu populaire et d’homosexuel queer peu à l’aise avec les injonctions à la virilité que je questionne et que je partage au travers de références musicales notamment. J’interroge aussi les idées de succès, de cool, le légitime, le vulgaire, la norme et la marge.

« Beaucoup d’icônes gay me marquent par leur capacité à assumer le spectaculaire de leur être en scène et à performer des féminités puissantes »

Quelles idoles vous ont particulièrement marqué ?

L’artiste qui occupe une place prédominante dans le spectacle est sans conteste Shirley Bassey (Goldfinger, Diamonds are forever et tant d’autres). Je me souviens l’avoir vue en vidéo pour la première vers l’âge de 18 ans et avoir été profondément marqué par sa capacité à être dans une émotivité sans réserve et reproduite systématiquement de performance en performance. Touchante et comique à la fois, avec un regard conscient sur cette ambivalence assumée. Son profil est aussi particulièrement intéressant car elle est issue d’un milieu populaire et a une trajectoire de “ success story ” prototypique. D’autres chanteuses des années 70, 80, voire 90, sont aussi de la partie : Tina Tuner, Bonnie Tyler, Céline Dion. Beaucoup d’icônes gay, ainsi qu’elles sont souvent labellisées, me marquent par leur capacité à assumer le spectaculaire de leur être en scène et à performer des féminités puissantes. Leur langage corporel ultra cliché et kitsch me passionne, car j’y suis très étranger au départ. Ce sont souvent des illustrations très simples de ce que les chansons disent ou de ce qu’il faut ressentir, qui construisent l’émotion. La main qui se crispe sur le cœur, qui pointe du doigt l’absent.e par exemple… C’est beau et c’est con à la fois.

Pourquoi avoir choisi de faire une performance participative avec le public ?

Le spectacle évolue d’une prise de parole unique, la mienne, vers une disparition progressive de ma personne, de l’ego, pour laisser place à l’être ensemble. On déconstruit le pouvoir de la scène et on s’approprie l’espace, je suis une sorte de facilitateur. On en revient aux animateurs de soirées… Dans l’élan collectif, au travers de ces chansons pop ou “ popu » chantées ensemble dans le contexte particulier du théâtre – lieu de culture légitime – il y a une forme de micro révolution : oser prendre la place. C’est insignifiant et pourtant déjà tellement en même temps. Et puis ces airs, qui nous traversent tous d’une manière ou d’une autre, nous projettent dans un référentiel commun, qui nous unit tous. Le spectacle se termine ainsi par une session de karaoké qui elle-même évolue en fête pour laquelle le public est invité sur scène.

 

Jerk Off, Festival pluridisciplinaire indiscipliné, du 4 au 15 septembre, dans plusieurs lieux à Paris. Renseignements et réservations sur le site de Jerk Off.