Toilettes

Vespasiennes : petit coin, gros tabous

A l’occasion de la journée mondiale des toilettes, une exposition accompagnée d’un livre, consacrée aux urinoirs publics créés au XIXe siècle et longtemps lieux de rencontres homosexuelles, s’ouvre à Paris.
par Emmanuèle Peyret
publié le 18 novembre 2019 à 19h16

Aura-t-on le fin mot de l'histoire quant à l'authenticité ou pas de la pratique des «soupeurs» qui, du temps des pissotières, prisaient (et prisent sans doute encore dans les toilettes publiques ou ailleurs) le pain trempé dans l'urine ? La lecture du formidable livre de Marc Martin, qui sort fort à propos en cette journée mondiale des toilettes, et la visite de l'exposition qui en découle (1), nous le diront sans nul doute. Les Tasses, comme l'argot des XIXe et XXe siècles nommaient les pissotières, est une érudite encyclopédie en mots, photos, témoignages, souvenirs aussi, de cet artiste, photographe et vidéaste qui s'attarde depuis une dizaine d'années sur les sujets de l'ombre et les pratiques sexuelles en marge : «Les interstices m'ont toujours attiré, les fantômes et fantasmes urbains aussi. Le caractère anomique de la vespasienne, générant sur les trottoirs du grabuge inopiné, avait tout pour me plaire. Tant de rencontres à l'encontre de la norme se sont jouées dans ces lieux publics mais cachés, avec des odeurs fortes, une lumière glauque, le carrelage souillé» qui en font l'identité, nous explique-t-il.

Sur le boulevard du Temple, à Paris, vers 1910.

Photo collection Marc Martin

La «tasse» (vraisemblablement à cause de sa forme de théière), ou l'édicule, s'appelle en vrai «vespasienne», terme officiel adopté par le comte de Rambuteau, préfet de la Seine au milieu de ce XIXe siècle ultrahygiéniste, pour désigner cet urinoir public des années 1830 destiné aux hommes, en référence à l'empereur romain Vespasien, qui imposa une taxe sur l'urine. La tôle couleur vert bouteille et le filet d'eau ruisselant sur l'ardoise inscrivent les urinoirs publics (au même titre que les fontaines) dans une perspective urbaine et végétale chère à Napoléon III…

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Souvent représentées en tant qu'objet fonctionnel ou architectural, avec humour ou avec dégoût, les «ginettes», comme on les appelle dans les quartiers populaires, brassent tous les milieux, abritent des pratiques diverses, et interdites. Reconnaissons, avec Marc Martin, l'audace de tous ces hommes qui ont osé «en milieu hostile à la diversité, braver les interdits. N'ont-ils pas, pendant plus d'un siècle, osé affronter des plaisirs défendus par la loi ?» Les vespasiennes disparaîtront du paysage urbain dans les années 1980, vaincues par les sanisettes JCDecaux, «boucs émissaires d'une nouvelle ère hygiéniste», selon Marc Martin, car au fond, si «supprimer ces lieux de rendez-vous devient le nouveau combat des élus bien-pensants, c'est bien au prétexte qu'ils pervertissent la morale du pays».

Architecture

Du monoplace au modèle à seize places, Paris prétend servir d'exemple en matière de vespasiennes. Les architectes sont aux petits soins et les ingénieurs n'en finissent plus d'inventer. Leurs modèles rivalisent d'esthétique et d'innovations technologiques. Les vertus de l'ardoise, peinte ou émaillée, fédèrent. La pissotière fut un grand pas pour l'hygiène publique. Jusqu'alors, petit peuple et gentilshommes pissaient partout sans vergogne. Les femmes ? Rien, elles sont totalement absentes du paysage urbain, pensé uniquement pour le masculin - encore aujourd'hui, du reste.

Brassage social

L'une des caractéristiques de ces endroits jugés répugnants, c'est qu'ils abritaient toutes les classes de la société. Elles ont été, pendant plus d'un siècle, un lieu de brassage social, culturel et générationnel inédit. Aussitôt détournées de leur usage initial, elles seront le repaire des opprimés et abriteront à l'ombre de leur tôle rouillée des rencontres en marge de la norme. Les mondes interlopes du sexe et de la nuit, des plaisirs tarifés ou non, se sont croisés autour des «tasses» populaires des boulevards. Jean-Pierre Espérandieu, Parisien de 73 ans, en témoigne dans le livre : «Je me suis fait tripoter par des danseurs, des couturiers, des acteurs, des chanteurs… Rencontrer quelqu'un dans une tasse puante et se retrouver dans son appartement somptueux quelques minutes plus tard, c'était une belle aventure.»

«Chapelle»

Terme employé dans l'argot homosexuel pour désigner les vespasiennes circulaires fin XIXe, début XXe. Celui qui, dans une pissotière à trois places, occupait la stalle du milieu faisait «chapelle». Des chapelles pas très catholiques, il va de soi, la place du milieu étant toujours celle courtisée par celui qui fréquentait ces lieux par plaisir, et non par besoin : pas les prostitués, donc. «Faire chapelle», c'était se positionner au centre, avoir un point de vue de droite et de gauche, et ne pas être pressé de céder sa place.

«Glory holes»

Un anglicisme fameux signifiant littéralement «trous de la gloire», un orifice particulier : c’est pour résister au harcèlement policier dans les toilettes publiques et éviter les flagrants délits d’outrage public à la pudeur que les premiers trous dans les murs des cabines ont été percés. Ces ouvertures dans les cloisons des cabines, judicieusement placées à hauteur de l’entrejambe, permettaient d’y faire passer le membre convoité pour masturbation, fellation et sodomie sans que les deux protagonistes ne soient surpris dans la même cabine en cas de contrôle.

JCDecaux

Au début des années 80, «la vespasienne à papa» va céder la place à un sanitaire public d'un nouveau genre, marque commerciale déposée par la société JCDecaux, la sanisette. Fini les parois rouillées, l'ardoise douteuse et les multistalles de l'édicule sulfureux. La sanisette sera mixte, monoplace et autonettoyante mais… payante. Implantées sous le mandat de Jacques Chirac, alors maire de Paris, les sanisettes seront surnommées les «chiraquettes» : «Chirac ? Tu chies, tu raques !» Le premier spécimen de ces «WC à péage» est installé le 10 novembre 1981. Il faudra attendre 2006 pour qu'ils soient accessibles gratuitement.

«Kommandantur»

Si les pissotières ont toujours eu la faveur des homosexuels, elles ont aussi indirectement attiré leurs prédateurs. A Paris comme à Berlin, les pissotières étaient des lieux phares pour procéder aux arrestations. La police parisienne, comme elle le faisait par le passé et comme elle le fera dans l’après-guerre, surveillait l’activité homosexuelle dans les vespasiennes et les toilettes de gare et des stations de métro. De leur côté, les résistants utilisaient les vespasiennes pour se donner rendez-vous discrètement, s’échanger des informations, des petits colis. Ils écrivaient sur l’ardoise, entre les graffitis salaces, leurs messages codés.

«Lavatory»

Construits sur le modèle anglo-saxon pour permettre aux deux sexes de se soulager, les lavatories souterrains ont tous disparu à Paris. Non seulement les soucis d'hygiène et de mœurs persistaient dans les WC enterrés, mais ils avaient même tendance à s'y accentuer, en favorisant la prostitution. Un seul spécimen souterrain, place de la Madeleine, n'a pas été détruit en raison de sa prouesse architecturale Art déco 1905 et de sa mosaïque classée, dans la descente d'escaliers.

Miroir

«Un miroir sans tain avec une vue plongeante sur les urinoirs : le poste d'observation idéal !» s'exclame Corny Littmann, militant homosexuel en 1980 à Hambourg, lorsqu'il brise le miroir d'une pissotière et fait éclater un scandale médiatique, dénonçant l'existence de listes roses en Allemagne. A l'été 1962, la police de Mansfield, Ohio, aux Etats-Unis, décide de placer sous surveillance les toilettes publiques de Central Park. Les images enregistrées clandestinement vont servir à incarcérer des dizaines d'hommes. Des pratiques hors la loi que le magazine Gai Pied dénonce encore en 1988, dans une opération similaire à Nancy, où les policiers en civil campaient à l'urinoir pour prendre les fautifs en flagrant délit.

Outrage

Bien que l'homosexualité ait été dépénalisée en France dès 1791, il existait encore dans le code pénal la notion «d'outrage public à la pudeur». Les rapports consentis entre adultes homosexuels tombaient donc sous le coup de la loi. Les sanctions, et leurs conséquences, étaient plus ou moins sévères selon les époques : révélations médiatiques, amendes, pertes d'emploi, divorces, peines de prison.

Proust

«Certainement M. le Baron de Charlus a pris une maladie pour rester si longtemps dans une pistière», écrit Marcel Proust dans la Prisonnière publié en 1923. Grand amateur de bordel (il en possédait un) et grand mateur devant l'éternel, Proust a souvent trempé sa plume dans les vespasiennes. Il habita pendant trente ans au numéro 9 du boulevard Malesherbes : à quelques mètres de chez lui, il a observé la «tasse» de la Madeleine et les agissements de ses habitués. Certains esprits malicieux y virent une explication à la célèbre «madeleine» de Proust… trempée dans le thé comme le pain à l'urine des soupeurs.

Urine

Un parfum de soufre et d'interdit. Les cabinets, lieu tabou entre tous, propices à toutes sortes d'initiations, sont d'autant plus dangereux qu'ils peuvent aider à découvrir des plaisirs insoupçonnés. Puanteur ammoniacale pour les uns, arôme aphrodisiaque pour d'autres, cette odeur était indissociable des «tasses».

Soupeurs

Individus éprouvant du plaisir à manger du pain imbibé d'urine d'inconnu. Le pain abandonné volontairement dans des urinoirs publics puis récupéré pour être consommé, pratique marginale apparue dès le XIXe siècle, est devenue une légende urbaine aujourd'hui pour décrire les bas-fonds de Paris. On dit aussi «croûtenards» ou «renifleurs», terme utilisé par la police jusqu'au début du XXe siècle pour désigner les homosexuels fréquentant les pissotières.

Wilhelm

Eugène Wilhelm (1866-1951), juriste strasbourgeois, pionnier des questions liées à l’homosexualité, avait retranscrit lors d’un séjour à Paris en 1910 tous les graffitis qu’il rencontrait dans les vespasiennes de la capitale. Un trésor d’obscénités éphémères, qui brosse un tableau étonnant du quotidien clandestin du Paris d’antan. Ces traces urbaines, avec les mots d’argot de l’époque, éclairent aujourd’hui sur l’évolution des mœurs. On voit ces graffitis dans une installation de l’exposition.

Zone de liberté

En milieu hostile à la diversité, les mœurs «contre-nature» devaient se vivre clandestinement. Dans l’anonymat des pissotières, avec l’alibi du besoin naturel. Les activités détournées dans les pissotières impliquaient des prises de risques considérables. En milieu hostile à l’homosexualité, les pissotières, aussi sordides soient-elles en apparence, ont bel et bien permis à des générations de s’émanciper. Faute de mieux, les gays vivaient là une liberté sexuelle qu’on ne leur accordait pas ailleurs.

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