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Reportage

Stonewall: «Je n’avais jamais vu des gens de même sexe danser ensemble»

LGBT +dossier
Il y a cinquante ans, dans la nuit du 28 au 29 juin 1969, une descente de police au Stonewall, un bar gay de New York, provoquait des émeutes aussi inédites qu’improvisées. Un événement aujourd’hui considéré comme la genèse du mouvement LGBT+.
par Isabelle Hanne, correspondante à New York
publié le 28 juin 2019 à 20h46

Deux hommes s'embrassent en tentant un selfie devant le 53, Christopher Street, sous le néon rouge du Stonewall Inn. En face, les grilles du Christopher Park sont hérissées de drapeaux arc-en-ciel, un type y parade avec une pancarte «Make Donald Trump Gay Again», détournement du slogan de campagne du président américain. Des grappes de touristes parcourent Greenwich Village, dans le sud-ouest de Manhattan, à la fête en ce mois des fiertés. Outre la gay pride de ce dimanche, New York commémore le 50e anniversaire des émeutes de Stonewall. Cet acte de résistance des clients du bar éponyme et de la foule dehors contre une descente de police le 28 juin 1969 et les cinq nuits qui ont suivi est considéré comme la genèse du mouvement des droits civiques pour les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et queers aux Etats-Unis. «Ce soulèvement a catalysé le mouvement pour les droits civiques des LGBTQ, entraînant une plus forte visibilité pour la communauté, qui continue à résonner dans la lutte pour l'égalité», peut-on lire sur une plaque commémorative, installée sur la façade en brique du Stonewall lorsque Barack Obama en a fait un monument national en 2016.

A l'intérieur, un bar en bois clair tout en longueur, une lumière tamisée et des panneaux qui enjoignent à tester la bière Stonewall IPA. Encadré près de l'entrée, un article du Sunday News publié au lendemain des émeutes, au titre révélateur du mépris moqueur qu'avait suscité l'événement auprès des médias généralistes : «Descente de police dans un nid d'homos, les reines des abeilles piquent comme des folles.»

Il ne reste rien du Stonewall Inn originel, fermé peu après les émeutes. Un «dépotoir», comme le décrit avec affection l'un de ses habitués de l'époque, l'artiste new-yorkais Thomas Lanigan-Schmidt, dit Tommy, 71 ans et «vétéran» des émeutes de Stonewall. «A l'intérieur, tout était peint en noir, les rares fenêtres étaient murées avec des planches en bois pour protéger le bar des regards, se souvient-il. Il y faisait toujours très chaud, et il y avait en permanence ce mélange d'odeur d'alcool et de transpiration : c'était très sexuel.»

Jukebox

Ouvert en 1967 par Fat Tony Lauria, un mafieux qui avait compris la manne potentielle de cette clientèle que personne ne voulait servir - la loi l'interdisait -, le Stonewall devient rapidement un refuge pour les jeunes gays du Village. Pour contourner la législation, le patron en fait un club privé et graisse la patte des flics du quartier pour être prévenu à l'avance des descentes. Le Stonewall doit surtout son succès à son jukebox et à ses deux salles sombres où l'on pouvait danser. «Je n'avais jamais vu ça, des gens de même sexe danser ensemble, raconte Thomas Lanigan-Schmidt. Pouvoir danser les uns avec les autres créait une forme de rituel intime, tout en nous donnant de l'humanité, de la dignité.» Outre les hommes gays, majoritaires, lesbiennes, transsexuels ou drag-queens sont également des habitués du lieu. «Le Stonewall, c'était comme l'arche de Noé : il y avait une paire de tout», dira d'ailleurs un autre participant aux émeutes, Martin Boyce. «Le Stonewall n'avait rien d'un lieu idéal pour les homosexuels, écrit l'historien David Carter dans son livre référence, Stonewall : the Riots That Sparked the Gay Revolution. Mais il offrait à ses clients trois choses cruciales : un lieu, la sécurité et la liberté […]. A travers le pouvoir de la musique et de la danse, le club a fusionné ces éléments pour créer auprès de ses habitués un sentiment d'appartenance à une communauté et à une identité gay, et ainsi, une loyauté envers le Stonewall Inn.»

A l'époque, l'homosexualité, considérée comme une maladie mentale, est un crime dans tout le pays, à l'exception notable de l'Illinois. Dans l'Amérique des années 60, qui se bat alors pour les droits civiques des Afro-Américains, être ouvertement lesbienne, gay, bisexuel ou transgenre est considéré comme une violation de la loi. A New York, on peut être arrêté si l'on porte moins de trois articles vestimentaires correspondant à son sexe biologique. Le Village est le seul quartier dans lequel les communautés LGBT, partout menacées, marginalisées et discriminées, se sentent «à peu près en sécurité», explique Tommy. «Ailleurs, il fallait toujours être sur ses gardes : une voiture pouvait toujours piler devant vous, et un type sortir avec une batte pour vous tabasser.»

Le soir du 28 juin 1969, vers 1 h 30 du matin, Tommy se dirige vers le Stonewall et voit des policiers entrer dans le bar. Les descentes sont courantes dans les bars et clubs gays de New York : des clients sont arrêtés, la caisse et l'alcool confisqués, et la porte d'entrée cadenassée. Jusqu'à ce que le bar rouvre, quelques heures ou quelques jours plus tard. «Mais cette fois-là, ce n'était pas comme d'habitude, raconte Tommy. Un attroupement s'est formé, que j'ai rejoint. Il y avait plein de gens que je connaissais, des habitués. Ceux qui avaient été arrêtés ont commencé à protester ; nous, on s'est mis à jeter des objets, des pièces, tout ce qui nous passait sous la main, sur les voitures de police. On ne s'était pas du tout concertés, mais cette fois-ci, on s'est dit : "Ça suffit."» Dépassées, les forces de l'ordre doivent se réfugier dans le Stonewall. Les renforts arrivent, mais ne parviennent pas à disperser la foule. Six nuits d'affilée, entre 500 et 2 000 personnes, selon les soirs, tiennent tête à la police, galvanisées par cette rébellion collective et spontanée.

«Etincelle»

Dans le sillage de ces émeutes, au cours desquelles 13 personnes sont arrêtées, de nombreuses organisations voient le jour. Le mouvement se structure peu à peu. Un an après Stonewall se tient la Christopher Street Gay Liberation March, future gay pride. Des figures émergent des émeutes, à l'instar des activistes transgenres Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera. «Pour le grand public, l'homosexualité était une blague, un crime ou une maladie mentale, voire les trois à la fois, reprend Tommy. Stonewall a montré qu'on appartenait à quelque chose, qu'on était puissants.»

D'autres organisations, comme la Mattachine Society, et d'autres rébellions à San Francisco en 1966 ou à Los Angeles l'année suivante, ont précédé Stonewall. Mais c'est ce soir de juin 1969 en plein Manhattan qui a catalysé le mouvement. «Stonewall est devenu un mythe qui dépasse l'événement lui-même, reconnaît aujourd'hui l'historien David Carter. Mais c'est resté comme un symbole de courage, du pouvoir du collectif. Les nations, les communautés, se construisent sur des valeurs et sur ce type de moments emblématiques, qui les transcendent. Pour la communauté LGBTQ, c'est Stonewall. C'est l'étincelle qui a entraîné la création du Gay Liberation Front, qui a, à son tour, fait changer la société américaine. Parler de Stonewall sans parler du mouvement de libération des homosexuels qui a suivi n'a aucun sens : c'est comme parler de la prise de la Bastille sans parler de la Révolution française.»

En 1973, l’American Psychiatric Association retire l’homosexualité de sa liste des maladies mentales. Les lois criminalisant l’homosexualité sont éliminées Etat par Etat, jusqu’à un arrêt de la Cour suprême en 2003 qui invalide celles encore en vigueur. Depuis le 26 juin 2015, le mariage homosexuel est reconnu juridiquement partout aux Etats-Unis. La course à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2020 compte son premier candidat ouvertement gay, Pete Buttigieg, le maire de South Bend (Indiana). La ville de New York a annoncé début juin qu’elle allait dédier un monument à Sylvia Rivera et Marsha P. Johnson, dans Greenwich Village.

«Epidémie de violence»

«Il est très important que l'histoire de Stonewall soit célébrée, mais il faut bien reconnaître que le travail n'est pas fini, insiste Sarah McBride, militante transgenre et porte-parole de la Human Rights Campaign. Les personnes LGBT sont toujours cibles de haine. Il y a une épidémie de violence envers les personnes trans, et notamment les femmes trans de couleur.» La militante rappelle que le Congrès n'a toujours pas adopté l'Equality Act, une proposition de loi qui interdit toute discrimination basée sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre. La Chambre des représentants a voté le texte en mai, mais le Sénat, à majorité républicaine, n'a pas l'air pressé de le soumettre au vote. A ce jour, la discrimination envers les personnes LGBT+ n'est illégale que dans 20 Etats américains. «Il ne faut pas croire que le combat est terminé, assène Thomas Lanigan-Schmidt. Nous devons continuer à affirmer nos droits : il ne faut jamais s'endormir.»

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