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interviewRobert Badinter raconte la dépénalisation de l'homosexualité il y a 40 ans

Par Nicolas Scheffer le 20/12/2021
Robert Badinter

Il y a quarante ans, le 20 décembre 1981, l'Assemblée nationale votait ce que l'on peut résumer comme la dépénalisation de l'homosexualité en France. Un combat porté par trois figures du socialisme : Raymond Forni, Gisèle Halimi et Robert Badinter. Dans une interview exclusive pour têtu·, le ministre de la Justice de François Mitterrand, à qui l'on doit aussi l'abolition de la peine de mort, se souvient.

C'était il y a tout juste quarante ans. Le 20 décembre 1981, l'Assemblée nationale vote en première lecture une loi mettant fin à la pénalisation spécifique de l'homosexualité. Alors que la majorité sexuelle était déjà établie à 15 ans pour les relations hétérosexuelles, elle restait jusqu'alors portée à 18 ans pour les relations homosexuelles. Une différence introduite dans le Code pénal en 1942 par le régime de Vichy. "Une incrimination d'exception, dont rien, même pas la tradition historique, ne justifie le maintien", selon les mots à l'époque du ministre de la Justice de François Mitterrand, Robert Badinter.

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À l'Assemblée nationale, la proposition de loi abolissant cette discrimination est portée par le député du Territoire de Belfort et président de la Commission des lois, Raymond Forni (socialiste). Désignée rapporteure du texte, l'avocate et députée Gisèle Halimi (apparentée socialiste). Auréolé de l'abolition de la peine de mort adopté trois mois plus tôt, le 18 septembre 1981, après son discours resté dans l'histoire, Robert Badinter soutient avec hardiesse ce nouveau texte. Son combat, "bien peu à l’époque s'en souciaient", se remémore aujourd'hui l'avocat infatigable. Mais l'opposition de la droite est roublarde autant que perfide : elle accuse les socialistes de soutenir la pédophilie, voire les réseaux de prostitution de mineurs.

Quarante ans plus tard, Robert Badinter nous reçoit dans son bureau, perché au cinquième étage d'un immeuble haussmanien faisant face au jardin du Luxembourg. En ligne de mire depuis sa fenêtre, le Panthéon, qui se prépare alors à accueillir Joséphine Baker. Masque sur le nez et canne à portée de main, Robert Badinter ne paraît pas, à 93 ans, avoir entamé son capital d'indignation. Pendant deux heures, il nous raconte à quel point la gauche à dû sortir son bâton de conviction pour mettre à l'ordre du jour ce "stigmate" homophobe inséré dans le Code pénal. Il en profite pour interpeller la communauté LGBTQI+ sur un combat d'aujourd'hui : "Il devrait y avoir un mouvement international qui rappelle que la persécution des homosexuels dans le monde est insupportable !". Interview exclusive pour têtu·.

Comment et pourquoi, comme ministre de la Justice en 1981, décidez-vous de vous saisir de cet article 331 alinéa 2 du Code pénal qui, en établissant une différence de majorité sexuelle entre les relations homosexuelles (18 ans) et les relations hétérosexuelles (15 ans), établit de facto un délit spécifique d'homosexualité ?

C'était chez moi une conviction arrêtée depuis longtemps que ce délit devait disparaître. Il faut d'abord se souvenir que le vieux délit d'homosexualité avait été ressuscité en 1942 par le régime de Vichy. Il n'existait pas dans le Code pénal de 1810, ni sous la République. Et il faut bien mesurer par ailleurs qu'il était utilisé non pas tant pour poursuivre les homosexuels directement, 150 poursuites par an, mais qu'il avait été récupéré par les proxénètes de bandes organisées pour racketter des vieux messieurs riches.

Des prostitués appâtaient, notamment au sortir des pissotières, des homosexuels qu'ils savaient pouvoir y trouver pour les emmener à l'hôtel et là, les dépouiller de leur argent et leur voler leurs papiers d'identité. Évidemment, comme l'homosexualité était vilipendée dans la société d’alors, ces hommes devenaient la proie du chantage. J'ai défendu certaines de ces affaires à l'époque, elles étaient dramatiques, ces hommes étaient désespérés. Il y avait donc exploitation de ce délit à des fins qui n’étaient pas celles prévues par le législateur. L'autre aspect de la persécution des homosexuels, c'était le fait d’hétéros qui pratiquaient en bandes la chasse à l'homo. 

Au-delà des détournements de la loi, étiez-vous sensible à cette époque au sort des homosexuels ? 

Le principe est essentiel : le droit à la liberté sexuelle que chacun peut exercer dès lors qu’il n’y a pas de contrainte et que chacun des partenaires a atteint l’âge de la majorité sexuelle, c’est-à-dire 15 ans en France. Quant aux préférences sexuelles, elles relèvent de l’intimité de chacun et ce n’est pas au législateur de les réglementer sous peine de sanctions pénales. Toute violence sexuelle ou autre relève de la loi pénale. La liberté retrouve dans ce domaine de l’intimité ses exigences essentielles. 

Comment êtes-vous passé de ce constat à la mobilisation du Parlement ? 

Bien peu à l’époque s'en souciaient ! Ce serait réécrire l'histoire que de croire qu'il y avait un militantisme de masse pour la suppression du délit d’homosexualité. C’était plutôt l’indifférence… Le calendrier parlementaire à l’automne 1981 était déjà très chargé avec la réduction du temps de travail, la retraite à 60 ans, les nationalisations d’entreprises… À la fin de la première session, je vois donc les députés amis Raymond Forni, président de la Commission des lois, et Gisèle Halimi, pour leur dire : il faut que vous déposiez une proposition de loi et on la fera passer à l'ordre du jour parlementaire, sinon c'est remis au printemps. Le texte fut préparé à la chancellerie, Gisèle Halimi l’a défendu comme rapporteur de la Commission des lois. 

"Il est temps que la France reconnaisse tout ce qu’elle doit à ses homosexuels."

Quel souvenir gardez-vous des débats sur la dépénalisation de l'homosexualité à l’Assemblée ?

Nous avons débattu en première lecture à l’Assemblée le dimanche 20 décembre 1981. Dans l’hémicycle, il y avait une vingtaine de députés. En revanche, les tribunes étaient bondées. Je connaissais bien le sujet et ce jour-là, j’improvisai mon discours. J’ai dit : “Il est temps que la France reconnaisse tout ce qu’elle doit à ses homosexuels”. Alors que depuis la Révolution française, le public ne doit pas exprimer son opinion, les tribunes se sont enflammées et ont applaudi. À ce moment, à la surprise de tous, un mouchoir de batiste est tombé des tribunes. Il descendit tout doucement sur les banquettes rouges de l’Assemblée. Mon éloquence fut sciée par l’incident du mouchoir, j’ai conclu en hâte.

Les débats étaient pourtant enflammés, avec une droite plus bruyante encore que la Manif pour tous aujourd’hui !

Le Sénat a voté ‘non’ à trois reprises. J’avais refusé la procédure accélérée par principe : les grands débats doivent bénéficier de deux lectures qui améliorent le texte. La lecture au Sénat a été étonnante. Le principal orateur s’est lancé dans une diatribe avec des accents dignes du XIXe siècle. Finalement, la loi a été votée dans une indifférence quasi générale...

Aujourd’hui, quels combats doivent à vos yeux animer la communauté LGBT+ et ses allié·es ?

J’aimerais qu’elle mesure à quel point le crime d’homosexualité existe encore aujourd’hui dans de nombreux États, notamment islamistes fanatiques, sous des formes particulièrement répressives. Je n’ai jamais assisté à une mobilisation internationale pour dénoncer ces crimes. Mais comment admettre ces traitements barbares ? Les fouets qui démolissent la colonne vertébrale, le pilori, la prison, les rafles… Mobilisons-nous ! Nous sommes dans une sorte d’indifférence de nantis. Il devrait y avoir un mouvement international qui rappelle que la persécution des homosexuels est insupportable ! 

"Dans la lutte pour l’égalité des droits entre les homos et les hétéros, la Cour européenne des droits de l’homme a joué un rôle essentiel."

Êtes-vous inquiet des dérives actuelles dans certains pays de l’Europe de l’Est où les droits des personnes LGBTQI+ sont remis en cause ?

Il y a une influence profonde des Églises, dont la doctrine trouve son origine dans l’Ancien Testament. Il est dit dans le Lévitique “celui qui prendra un homme comme une femme, celui-là commet une infamie”. Cette condamnation n’était pas présente dans l’Antiquité gréco-romaine. L’Union européenne a atteint le plus haut degré de garanties judiciaires dans le monde occidental. Le contrôle des législations nationales par une juridiction supranationale est un progrès considérable. Dans la lutte pour l’égalité des droits entre les homos et les hétéros, la Cour européenne des droits de l’homme a joué un rôle essentiel.

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Le rempart semble pourtant fragile

Non, je ne le pense pas. La génération qui arrive à ses 20 ans est une génération libérée, mais elle ne le sait pas. Les progrès de l’égalité depuis 1945 sont considérables dans les démocraties européennes. Il faut le mesurer au regard de ce qu’était la France de 1945, y compris à l’égard des personnes homosexuelles.

"On ne peut pas rester insensible à la persécution des homos dans le monde. Où sont les meetings de masse ?"

Dans nos démocraties, que peut porter la gauche pour “changer la vie” ? 

Chaque génération doit trouver sa voie. “Changer la vie”, c’était un admirable slogan. On a changé la justice : c’était une justice qui tuait, elle ne tue plus. On a amélioré les garanties de l’État de droit et renforcé l’exigence de solidarité. Aujourd’hui, la question de la migration interpelle profondément la conscience et la gauche. La grande tâche de la prochaine génération est moins de gagner des droits nouveaux que de résoudre les problèmes humains qui nous tiennent à la gorge. On ne peut pas rester insensible à la persécution des homos dans le monde. Où sont les meetings de masse ? Il faut une pression forte sur les gouvernements qui acceptent de collaborer avec les pays qui pratiquent cette persécution.

En France, les personnes LGBTQI+ sont également prises à partie…

On peut améliorer les lois, c’est plus difficile d’éradiquer les préjugés. Il y a encore une culture anti-homo. Mais il y a eu des progrès considérables dans ce domaine. Je vois avec tristesse qu’il y a aujourd’hui un clivage entre communautés s’agissant des droits humains. On voit des communautés clivées avec des revendications différentes. Tous les êtres humains doivent avoir les mêmes droits et bénéficier du même respect. Sans universalisme, pas de progrès dans le monde entier.

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Crédit photo : Philippe Grangeaud / Flickr