« Que personne ne bouge ! » La lumière du projecteur troue l’obscurité de la « backroom », au sous-sol du Manhattan. Elle éclaire crûment les ébats des clients de ce bar du 8, rue des Anglais, en plein cœur de « la Maube », le quartier Maubert, dans le 5e arrondissement de Paris. Stupeur. Est-ce un nouveau jeu ? Une vraie descente de police ? « C’était sidérant. On était entre nous, dans la pénombre, et tout à coup j’entends : “Police !” J’ai d’abord pensé que les flics étaient là pour une histoire de stupéfiants. Puis la lumière s’est faite… »
Le Lyonnais Michel Chomarat se trouvait au Manhattan, cette nuit du 25 au 26 mai 1977. Père communiste, mère catholique : c’est un pur enfant de l’après-guerre. Il a alors 29 ans, travaille pour une entreprise industrielle à Roanne, dans la Loire, et profite d’un déplacement professionnel – un salon de la communication – pour passer le week-end dans la capitale. « Je pense que les policiers se trouvaient depuis un moment au milieu de nos ébats, raconte-t-il aujourd’hui dans son appartement du quartier de la Préfecture, à Lyon. En tout cas, ils étaient en civil, jeunes et beaux… » Michel Chomarat a 73 ans et on devine qu’il a bien vécu.
A l’époque, Paris s’est mis à la mode américaine des leather bars, des « bars cuir », comme le Daytona, rue Notre-Dame-de-Lorette, ou le Keller, à la Bastille, dont le célèbre billard trouve, paraît-il, d’autres usages que celui auquel il est destiné.
Au Manhattan, le dress code du moment, c’est la tenue disco du groupe Village People : perfecto, jean, moustache si possible. Cette nuit du printemps 1977, Michel Chomarat s’est posté vers minuit devant la porte du club, ouvert jusqu’à l’aube. « Tu es qui ? » « Tu viens de la part de qui ? » C’est le rituel ici : chaque soir, une voix, derrière le judas, questionne le client qui vient de sonner. « O.K., entre ! »
Inauguré en 1974, le Manhattan se distingue des autres bars en proposant des consommations bon marché. Il faut dire qu’on n’y vient pas pour siroter un Vittel-fraise. Michel Chomarat s’attarde d’ailleurs rarement au bar et file vite au sous-sol. L’y attendent trois « caves bouillonnantes comme un chaudron d’enfer », détaille un guide parisien de l’époque, séduit par « l’extraordinaire éclectisme racial, social et hormonal de la clientèle ». Michel Chomarat corrige l’enthousiasme du chroniqueur : « Soyons francs. J’adorais, mais c’était glauque, humide ; ça puait les poppers et la sueur. »
« Ebats sexuels collectifs »
« Police ! » Le petit commando équipé de lampes torches et d’un projecteur est dirigé par l’inspecteur Duval, « spécialisé dans l’outrage public », précisera par la suite Libération, engagé depuis toujours dans la défense des minorités sexuelles. Toujours selon Libé, l’inspecteur intervient sur « dénonciation ». Les jalousies sont vives entre les patrons de boîte depuis que le monde de la nuit se développe à toute vitesse : en cette fin des années 1970, Paris compte 86 lieux de rencontre gay, sans oublier les 65 saunas. La brigade des stupéfiants et du proxénétisme a été informée que le Manhattan reçoit « des individus se livrant à des ébats sexuels collectifs ». Deux incursions discrètes, au printemps, s’étaient révélées vaines : pas d’« outrage » ces soirs-là. Mais les enquêteurs en avaient profité pour repérer les lieux…
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