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Accepter le Mondial, "c'est aggraver le problème": la colère du premier Qatari ouvertement LGBT

Nasser Mohamed est le premier Qatari à avoir fait son "coming-out"public au printemps dernier, alors que l'homosexualité est illégale dans son pays d'origine. Depuis San Francisco où il est désormais installé, ce médecin livre à BFMTV.com son regard sur la Coupe du monde.

Au printemps dernier, le docteur Nasser Mohamed est entré dans l'histoire, avec une interview accordée au journal britannique The Independant: il a été le premier Qatari à assumer au grand jour son homosexualité, dans un pays où celle-ci est illégale.

Quelques mois plus tard, en plein milieu d'un Mondial ultra-controversé, il regrette l'attitude des fédérations, des joueurs et des supporteurs sur la question, alors que l'homosexualité est passible de prison au Qatar. Si la peine de mort n'est pas prononcée, elle reste théoriquement applicable.

"Aujourd'hui, je suis encore le seul Qatari LGBT à oser dire clairement face caméra que je suis homosexuel", explique-t-il à BFMTV.com. "C'est dire à quel point l'entièreté de la société au Qatar vit dans la peur."

"J'ai tout de suite eu peur"

Installé aux États-Unis depuis 2017, Nasser Mohamed raconte avoir "grandi dans un environnement très traditionnel et très conservateur", "très centré autour des valeurs familiales", à Al Wakrah, une ville à une heure au sud de Doha.

"Je savais depuis mon enfance que j'étais gay, mais honnêtement je n'avais même pas de mots pour ça", explique le médecin. "Je ne parlais qu'arabe, je n'avais pas accès à Internet, à aucune forme de visibilité LGBT. Je n'avais pas de moyens de décrire ce que je ressentais. J'étais seul avec ça."

Le véritable déclic a lieu au début de la vingtaine, lors d'un voyage aux États-Unis dans le cadre de ses études de médecine. Le jeune homme entre dans un bar gay. C'est là qu'il réalise vraiment qu'il est homosexuel. Il ne se sent plus capable d'assumer le mariage arrangé avec une jeune femme qui l'attend à son retour au Qatar.

"À ce moment-là c'était une évidence pour moi", raconte Nasser Mohamed. "Là j'ai immédiatement su que j'étais en danger, parce que je sais ce que cela veut dire 'être différent' au Qatar. J'ai grandi là-bas: c'est ma famille, la société que je connais."

"Je savais exactement ce qui m'attendait si les gens découvraient que j'étais gay. Donc j'ai tout de suite eu peur", confie le trentenaire, qui a expliqué à The Independant qu'il était convaincu qu'il irait "en enfer, que (sa) vie était fichue ou qu"(il) serait tué si quelqu’un savait".

"C'est ça le plus dur, c'est de se réveiller tous les jours avec la peur au ventre, de vivre avec la peur tous les jours, même chez soi", nous raconte-t-il encore. "On ne peut pas avoir peur toute sa vie. C'est fatigant."

Au Qatar, "personne ne viendra vous aider"

Une fois son "coming-out" passé, Nasser Mohamed explique que ses parents ont tout de suite voulu chercher "un traitement" contre son homosexualité, et l'ont accusé d'avoir été perverti par les Occidentaux. Il dit avoir décidé depuis de laisser son pays et sa famille derrière lui.

Au Qatar, si vous êtes LGBT, "vous devez le taire, au risque de devenir une cible, d'être persécuté, violenté, de tout perdre", développe-t-il.

"Personne ne viendra vous aider", poursuit-il. "La réalité, c'est que vous ne pouvez pas être intégralement vous-même. Vous devez choisir. Et je ne pouvais pas choisir, sinon j'étais une coquille vide, et pas un véritable être humain."

Le jeune homme affirme avoir "toujours peur" aujourd'hui, pour lui comme pour ses proches qui sont toujours au Qatar. "Je sais que (les autorités qataries) n'aiment pas être mises au défi", commente-t-il.

"Ce n'est pas une question de respect des cultures"

Depuis San Francisco, où il vit désormais, le jeune médecin trouve les débats autour de l'organisation du Mondial 2022 "très durs à supporter". La FIFA, longtemps silencieuse sur le sujet, a finalement dissuadé les équipes de porter des brassards "One Love", sous peine de "sanctions". Si l'organisation a assuré que les drapeaux ou habits aux couleurs de l'arc-en-ciel seraient acceptés dans les stades, ceux-ci ont en fait été confisqués à plusieurs reprises par les forces de sécurité.

Pour Nasser Mohamed, ces questions sont souvent évoquées d'une manière trop détachée, "presque philosophique". "Même le brassard, qui était un message finalement assez faible, même ça ils n'ont pas été capables de le porter", regrette-t-il.

Le médecin évoque ici le cas des équipes occidentales, dont la France, qui a refusé de porter le brassard de soutien à la communauté LGBT au motif qu'il faut "montrer du respect" au pays organisateur, selon les mots du capitaine de Bleus Hugo Lloris.

"Ce n'est pas une question de respect des cultures et des traditions!", s'indigne Nasser Mohamed en réponse.

"Ça n'a rien à voir avec ça", ajoute Nasser Mohamed. "C'est comme ces femmes qui sont massacrées actuellement en Iran, ça n'a rien à voir avec l'islam. Ce sont les comportements abusifs d'une dictature."

"Ne venez pas jouer au football et aggraver le problème"

Pour lui, lorsque les organisations sportives, équipes et joueurs refusent de prendre position politiquement, "c'est comme s'ils disaient 'ce n'est pas mon problème'". "Alors que justement, si! Ce sont eux qui vont jouer au football et exposer le Qatar au monde. En ne disant rien, ils dépeignent les gens qui nous oppressent comme des gens vertueux. Ne pas parler des vrais problèmes qui ont lieu, c'est problèmatique."

"Si vous ne voulez pas participer au problème, alors restez chez vous!", exhorte-t-il. "Ne venez pas jouer au football ici et aggraver le problème."

Le Qatari compare ces débats autour du Mondial à grand dîner mondain qui serait organisé chez un couple de gens riches qui abuserait de ses enfants, mais qui souhaiterait profiter de cette fête pour asseoir son statut.

"C'est comme si les invités se rendaient à cette fête tout en sachant que les enfants sont abusés. Certains philosopheraient sur ce dîner pendant que les enfants continueraient d'être victimes d'abus (...) Dans le même temps, l'hôte vous dirait 'vous venez chez nous et vous nous accusez d'abuser nos enfants', pendant que d'autres relativiseraient et proposeraient plutôt de 'se concentrer sur le dîner'".

La création d'une organisation de soutien aux LGBT

Nasser Mohamed répond également à Emmanuel Macron, qui a appelé à "ne pas politiser le sport" et s'est opposé au boycott du Mondial.

"Si vous pensez que le football n'est pas politique, vous êtes aveugle", rétorque le militant LGBT.

"Le sport est politique, que ça vous plaise ou non. Ça contribue à la croissance économique, ça oriente l'image d'un pays dans une certaine direction. Ce n'est pas nous qui politisons le sport, c'est déjà politique."

Cet exilé aux États-Unis ne cache pas ses inquiétudes pour de la communauté LGBT qatarie une fois la Coupe du monde passée. "Quand tout le monde va partir, (les autorités) risquent de mettre les bouchées doubles et de s'en prendre aux locaux. Et qui sera là à ce moment là pour aider? Personne", s'alarme Nasser Mohamed. Il travaille actuellement à la création d'une organisation de soutien à la communauté LGBT dans la péninsule arabique.

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV