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harcèlementLigue du LOL : "Toute personne qui n’est pas forte, hétéro et riche peut être harcelée par un boys' club"

Par Marion Chatelin le 16/02/2019
boys' club

[PREMIUM] Les révélations sur le harcèlement et les discriminations subies par les femmes, mais aussi les hommes, notamment homosexuels, et pratiqués par la ligue du LOL, ont mis en lumière l'existence des "boys' club". Ces groupements d'hommes hétérosexuels pratiquent l'entre-soi. Pour TÊTU, l'universitaire et spécialiste du sujet Martine Delvaux décrypte ce phénomène.

Révélations en cascade. Le monde du journalisme a appris avec effarement, vendredi 8 février, l'existence de la "ligue du LOL", un groupe Facebook très actif entre 2009 et 2012. Il rassemblait une trentaine de journalistes et de professionnels de la communication très influents sur les réseaux sociaux, et notamment sur Twitter. Ses membres ont harcelé et discriminé leurs collègues femmes, mais aussi hommes, souvent homosexuels.

La multiplication des témoignages sur les réseaux sociaux a mis en lumière un système de harcèlement extrêmement violent. Plusieurs autres affaires ont ainsi été depuis révélées, mettant en cause des journalistes de Vice et du HuffPost. Elles ont entraîné le licenciement de plusieurs d'entre eux.

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Selon Martine Delvaux, professeure de littérature à l'Université du Québec à Montréal (UQAM) et autrice de "Les Filles en série" (février 2019, éditions du Remue-Ménage), son dernier ouvrage, la Ligue du LOL est une incarnation des « boys' club » anglais du XIXe siècle. Des groupes essentiellement masculins et hétérosexuels, qui favorisaient la cooptation et la culture de l'entre-soi. Des "clubs" que l'on trouve bien au-delà des médias. Interview.

Qu’est-ce qu'un "boys' club" ? 

À l'origine, ce sont des clubs formés à la fin du XIXe siècle en Angleterre, par des hommes qui étaient issus de classes privilégiées. La plupart étaient d'anciens élèves d’écoles privées qui se regroupaient par dizaines, voire centaines. Il y avait jusqu'à plusieurs années d'attente pour ceux qui voulaient en faire partie.

Le mot "club" renvoie au fait de séparer et de procéder par ségrégation. C'est-à-dire que les participants, encore de nos jours, sont pour la plupart des hommes bourgeois blancs et hétérosexuels, qui excluent les femmes et les hommes qui ne correspondent pas au moule. 

Comment s'incarnent-t-ils dans nos sociétés aujourd'hui ?

De mille et une façons ! L’une des incarnations la plus probante, ce sont les fraternités américaines. Il s'agit d'un lieu où les garçons procèdent par élection pour décider des nouveaux entrants. On a pu observer un couloir direct entre les fraternités américaines et la Silicon Valley, par exemple. Le boys' club est avant tout un lieu de pouvoir relationnel. Les hommes sont assis ensemble. Ils se regardent et s’admirent, sans doute. Surtout, ils se passent le bâton du pouvoir, s’entraident et se protègent.

En quoi la Ligue du LOL est-elle représentative de ce phénomène et de l’entre-soi masculin hétérosexuel ?

La Ligue du LOL est complètement représentative de ce phénomène, notamment par le biais des armes dont les membres de ce groupe se sont servi. Sous couvert d'humour, de "blagues" très violentes, ils ont réifié et objectifié les femmes et les hommes qui ne rentrent pas dans le moule, souvent des hommes homosexuels. J’ajouterais qu’en devenant dominant, agressif et colérique, qui sont des caractéristiques représentatives de la masculinité toxique, l’homme « augmente » sa jauge de masculinité et finit par tout se permettre. C’est ce qu’il se produit avec la Ligue du LOL.

Les premiers cas de harcèlement commis par la Ligue du LOL datent désormais d’une dizaine d’années. Comment expliquez-vous que l’on en parle que maintenant ?

Avec l’éclatement de l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo, on a compris qu’il est très difficile pour celles qui sont victimes de dénoncer leurs bourreaux. Sur le coup, les victimes de ces mouvements de groupe sont isolées les unes des autres, elles ne savent probablement pas qu’elles ne sont pas seules et sont donc très vulnérables. Ce qui rend la dénonciation très difficile.

Mais ce mouvement a permis une véritable libération de la parole. À chaque fois qu’il y a des vagues de témoignages de harcèlements, cela crée une sorte de collectif. Les femmes deviennent solidaires.

Comment expliquer que le phénomène du boys' club perdure dans le temps ?

Tout simplement parce qu’on n’est pas sorti d’une compréhension sexiste du monde. De la dualité homme-femme avec un genre supérieur à l’autre. Tant que tout cela perdure, les boys' club existeront.

Il ne s’agit pas de mettre à pied des hommes coupables maintenant ou il y a 10 ans. C’est bien plus grave que tout cela. Il s’agit de s’interroger sur notre manière d’élever des enfants. De se demander si ce que l’on dit à un petit garçon, les jouets qu’on lui offre, ne participent pas d’une logique genrée. Quand on dit à un garçon « ne pleure pas, c’est les filles qui pleurent », ou « apprends à te battre », on lui inculque les bases de la masculinité toxique.

"Internet a démultiplié les lieux où l’entre-soi masculin et hétérosexuel se développe."

Les réseaux sociaux ont-ils remplacé les lieux physiques traditionnels de l’entre-soi masculin et hétérosexuel ?

Internet a plutôt démultiplié les lieux où l’entre-soi masculin et hétérosexuel se développe. Le web et les réseaux sociaux ont permis de configurer autrement ces réseaux, notamment grâce à l’anonymat. Les plateformes sociales ont totalement augmenté le nombre de lieux d’actions violents, et je ne parle même pas du "dark web", un lieu où l’on n’est au courant de rien.

C’est un peu angoissant…

Clairement ! Mais c’est malheureusement le monde dans lequel on vit. Grâce à internet et Facebook, on a toutefois aussi favorisé le développement des mouvements militants, par exemple. Partout dans le monde, les réseaux sociaux ont aussi permis un bon militantisme.

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Les hommes blancs, hétérosexuels et cisgenres ont occupé de tout temps les postes de pouvoir. Pourquoi ont-ils le besoin, en plus, de se regrouper en boys' club ?

C’est inséparable ! Leur pouvoir est lié à leur groupement. Le boys' club permet à ces hommes de se protéger et de s’avantager les uns les autres. Parce qu’ils font en sorte que la réussite individuelle deviennent une réussite de groupe. La logique, c’est de se dire que si son ami arrive à une position de pouvoir, il va pouvoir nous placer quelque part, ou nous refiler un contrat.

À l’inverse, les femmes ont du mal à réseauter. Notamment parce qu’on leur apprend depuis le plus jeune âge qu’elles sont des rivales.

Les affaires, concernant les rédactions de Vice et du HuffPost notamment, ont fait remonter des propos extrêmement graves et insultants tenus dans des groupes privés sur Slack, dont les pages ont parfois été laissées ouvertes, et c’est ce qui a permis de les révéler. Comment expliquez-vous un tel sentiment d’impunité ?

Tout cela donne la mesure de leur assurance et de leur force. Ils sont sûrs d’eux. Ils ne manquent pas d’estime, ne se remettent pas en question, et ça depuis toujours. Parce qu’ils ont le terrain de jeu.

Les hommes des boys' clubs vivent dans l’impunité. Ils sont convaincus qu’il ne leur arrivera rien. C’est pour cela que les mises à pied sont un premier pas intéressant. Elles disent qu’on peut enfin punir les hommes.

"J’ai comme la sensation que le boys' club pourrait être traversé par une forme d’homoérotisme."

Pourquoi les boy's club s'attaquent-ils également aux personnes LGBT+ ?

On en revient toujours à l’idée de masculinité toxique. Le boys' club s’attaque à tout ce qui ne correspond pas à cette image de la masculinité. Un homme homosexuel se fera féminiser à outrance et exclure, justement au prétexte qu’il n'est pas jugé assez "viril". Malheureusement, il y a une hiérarchie établie et immuable. Les personnes LGBT+, racisées et en situation de handicap sont inférieures. Bref, toute personne qui n’est pas forte, hétérosexuelle, en bonne santé et riche peut potentiellement être harcelée par un boys' club.

J’ai comme la sensation que le boys' club pourrait être traversé par une forme d’homoérotisme. Il y a, je pense, un plaisir inavoué dans le regard que les hommes posent les uns sur les autres quand ils sont ensemble. Cela dépasse le simple échange économique ou de savoir. 

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Quid des lesbiennes visées par ces groupes ?

Elles sont en général plus dénigrées que les femmes hétérosexuelles. Les hommes dans une caricature de la masculinité dévalorisent les femmes qui ne sont pas dans une caricature de la féminité. Ce qui est sûr, c’est qu’en haut de l’échelle il y a l’homme blanc. Plus on est dans l’intersectionnalité, plus on est bas sur l’échelle. Être une femme, lesbienne et noire par exemple, c’est se trouver vraiment tout en bas.

Trouve-t-on des boys' club ailleurs que dans les milieux intellectuels et influents ?

Évidemment ! Cela peut aller de la situation la plus ordinaire dans la vie de tous les jours à la plus extraordinaire, parce que l’on se trouverait dans un milieu extrêmement privilégié. Les groupes d’hommes qui vont à la chasse ensemble peuvent former un boys' club, par exemple.

Peut-il exister des boys' clubs homosexuels ?

Sûrement. Mais ils doivent être sans doute différents, ou incarner un autre type de masculinité. Dans le fond, j’espère que ça existe. Parce que j’espère qu’il y a des regroupements de gens qui incarnent la force alors qu’ils peuvent être minoritaires par ailleurs.

"Dans les années 1980 et 1990, la communauté gay, prise dans l’épidémie du sida, a pu voir émerger des sortes de contre-boys' club."

Mais du coup, ce sont des contre-boys' clubs ?

Cela peut effectivement être le cas. Des sortes de boys' club parallèles qui fonctionnent radicalement autrement. Ceux-là sont dans une éthique de soin. Par exemple, dans les années 1980 et 1990, la communauté gay, prise dans l’épidémie du sida, a pu voir émerger des sortes de contre-boys' club, qui étaient, eux, véritablement dans une éthique de soin.

Il peut donc y avoir des « bons » boys' club ?

Oui, car tout est renversable ! Les boys' club peuvent évidemment avoir un pendant avec une force transgressive subversive et qui délivre un contre-discours. Quand il y a pouvoir, il y a toujours contre-pouvoir.

Justement, comment repérer et renverser ces groupes de pouvoir ?

(Rires aux éclats) Ah ça ! Je ne sais pas si ça se renverse. Mais d’abord, pour les repérer, il faut toujours être vigilant.e et bien observer. Il est essentiel de se poser les bonnes questions quand on regarde quelque chose, et avant tout se demander ce que l'on regarde. Et puis l'analyser.

Par exemple, quand on regarde le G8, on se rend compte qu’il n’y a qu’une femme, Angela Merkel. S’il n’y avait que des hommes peut-être qu’on ne remarquerait rien. La chancelière allemande « ressort » sur les photos, et c’est cela qu’il faut analyser. Elle nous fait justement prendre conscience qu’elle est la seule femme. Qu’il y a donc un problème, qu’il faut rendre visible.

Pour les reverser, c’est autre chose. Il faut que les femmes cessent de regarder les hommes en espérant qu’ils les voient. On peut, nous aussi, se mobiliser et créer nos réseaux parallèles. J’invite d’ailleurs toutes les femmes à le faire. Il faut qu'elles réseautent entre elles.

Assiste-t-on, avec les nombreuses dénonciations de harcèlement ces jours-ci, à une émergence de "girls club" ou de clubs composés de minorités ?

Je l’espère oui. En tout cas, je pense que c’est un point de départ. Je le redis, j’incite fortement toutes les femmes à créer des "girls clubs" !

Crédit photo : Valérie Lebrun.