« Je pensais être la seule personne intersexe du monde »

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Clémence, musicienne barbue intersexe et lesbienne, nous parle de son parcours, des violences médicales, de la binarité du genre, des représentations collectives et de l'importance des milieux alternatifs...

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« Autrefois, je pensais être la seule personne intersexe du monde »

Barbue, grosse, lesbienne, intersexe, Clem est ingénieure du son et bassiste dans le groupe de métal industriel Shaârghot. L’acceptation d’elle-même ? Elle ne l’a pas trouvée au sein du milieu LGBTI mais dans les scènes musicales alternatives qu’elle fréquente, et grâce à internet. Aujourd’hui, celle qui arbore fièrement un tatouage de cases « male » et « female » — non cochées — juste en-dessous des clavicules partage volontiers ce qu’elle a appris et constaté sur elle-même et la société, dans son corps et tout autour, au fil des ans. Pour Komitid, elle revient sur son parcours de « garçon manqué » très pédée à gouine intersexe à barbe engagée sur les questions LGBTI et de rapport au corps…

Vous voyez le cliché de la meuf qui se masculinise parce qu’elle aime les filles ? Ce n’est pas mon cas

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été grande, baraquée, « garçon manqué ». Même quand je me rasais et me maquillais, on me voyait comme une grosse gouine, alors que mes premiers amours étaient mecs… qui étaient eux-mêmes de merveilleuses folles. Je n’ai pas compris tout de suite que mon amour des mecs féminins cachait quelque chose. J’ai eu ma première vraie copine à l’âge de 16 ans. Mais ni le fait que je ne traîne qu’avec des mecs ni ma pilosité n’ont joué là-dedans.

Quand ma barbe a commencé à pousser, à la puberté, je trouvais ça cool parce que ça collait avec la vision que j’avais de moi-même, neutre. Et puis les mecs métalleux avec qui je trainais au collège n’ont pas plus été choqués que ça. Mais ça a été immédiatement perçu comme un problème par tout le monde autour de moi, en premier lieu par le corps médical, qui a voulu traiter ce qu’il percevait comme une anomalie à corriger suite au diagnostic de mon syndrome des ovaires polykystiquesAu final, j’ai intégré ça et j’ai fini moi-même par voir ma barbe comme un problème pendant longtemps.

« Lorsqu’il a fallu que je me « soigne » avec des hormones femelles, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander pourquoi »

Lorsqu’il a fallu que je me « soigne » avec des cachets d’hormones femelles, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander pourquoi il fallait que je le fasse. Je me suis retrouvée à prendre un traitement similaire à celui des femmes trans qui transitionnent. On m’a poussée à m’approprier un corps qui n’était pas le mien, c’était incompréhensible. J’ai une famille plutôt ouverte, mais c’était il y a dix ans et mes proches n’avaient pas vraiment conscience des questions LGBTI. Je ne peux pas les blâmer de ne pas avoir réagi face à la rigidité binaire des médecins. Surtout que j’ai grandi à la campagne et qu’à l’époque, le rapport à internet n’était pas le même qu’aujourd’hui.

La barbe qui cache la forêt du sexisme et de la grossophobie

C’est suite à une énième remarque sur mon poids et ma manière de m’habiller lors d’une soirée, il y a un peu plus de deux ans, que j’ai décidé de laisser pousser ma barbe, encouragée par mes ami.e.s, qui m’ont dit que ça m’irait bien. En effet, ça m’a plu, et, passé la confrontation avec la famille, j’ai vite adopté cette nouvelle habitude et cette nouvelle image. Clairement, je suis plus à l’aise ainsi. J’ai l’impression de dégager quelque chose de plus positif. D’ailleurs j’ai été étonnée de voir mon rapport aux autres ne pas vraiment changer, ça s’est fait très naturellement. Certaines personnes ne m’ont même pas fait remarquer ma nouvelle apparence, même des gens qui n’étaient pas forcément renseignés sur ces sujets-là.

« On n’exige plus de moi que je mincisse car on me voit souvent comme un beau mec »

En société, en revanche, j’ai eu la joie de mesurer toute la violence du sexisme depuis mon corps de femme à barbe. Comme j’ai l’avantage d’être vue comme un homme, je peux affirmer que oui, l’espace public n’est pas si menaçant lorsqu’on n’est pas identifié comme femme. Et puis c’est surtout vis-à-vis de mon poids qu’il y a eu un vrai avant-après depuis que je laisse pousser ma barbe : on n’exige plus de moi que je mincisse car on me voit souvent comme un beau mec. Il faut dire que, de part mon intersexuation, je n’ai pas seulement une beubar et des poils. Je n’ai pas de hanches et j’ai autant de poitrine que mes potes gros, qui eux non plus, ne subissent presque jamais de réflexions déplacées sur leur corpulence. Ce qui prouve bien que la grossophobie est une oppression misogyne. Je suis particulièrement heureuse et fière d’avoir participé au tournage du film Grosse, car au final, j’ai plus subi la grossophobie que l’intersexophobie. Ou même la lesbophobie.

Se trouver « hors milieu »

Étrangement, je me suis épanouie « hors milieu » LGBTI, du moins plus avec des copains pédés que des copines gouines, ayant réalisé mon amour de la chatte sur le tard. La scène m’a beaucoup aidée dans l’acceptation de moi-même. Les membres de Shaârghot me mettent en avant d’ailleurs, pas comme un faire valoir mais comme une affirmation positive qui n’est pas à débattre : « On a une meuf barbue à la basse, c’est la plus virile du groupe et c’est cool ! ». Ce n’était pas forcément gagné d’avance, parce que dans cette masse informe d’inconnu.e.s que forme le public se trouvent quand même régulièrement des fachos, mais les réactions sont positives. Ceci dit, les plus cons du milieu métal sont quand même capables de me dire des trucs comme « J‘aime bien les meufs comme toi, mais pas les tantouzes, parce qu’on aime les meufs tous les deux et qu’avec moi on peut boire des bières  ». Paye ton homophobie et ta misogynie à géométrie variable !

« Ce n’est pas un hasard si j’évolue dans des cercles alternatifs, même s’ils ne sont pas intrinsèquement queer »

Durant l’été 2018, lorsque j’ai témoigné pour le HuffPost, ce sont principalement les membres de mon groupe qui ont été faire de la pédagogie dans les commentaires, où l’on pouvait lire que j’étais un « objet de propagande ». Même si ce n’est pas « la communauté » LGBTI qui m’a portée, je sais que c’est quelque chose de puissant qui a aidé bien des lesbiennes, des non-binaires, des intersexes… Et je me rends bien compte que si j’avais choisi une autre voie professionnelle, si j’avais voulu devenir comptable par exemple, je n’aurais pas vécu aussi facilement le fait de pouvoir laisser pousser ma barbe, d’être ouvertement lesbienne au genre indéfini. Ce n’est sans doute pas un hasard si j’évolue dans des cercles alternatifs, même s’ils ne sont pas intrinsèquement queer.

Mettre le point sur le « I » d’intersexe : la question des représentations collectives

Aujourd’hui je réalise que j’ai longtemps été en décalage pour pouvoir rester dans la case « fille », sans me reconnaître dans la case « garçon » pour autant. Je suis un bonhomme, mais je reste une meuf. Vers mes 18 ans, j’ai vu des reportages sur des personnes trans et non-binaires. Je me suis dit qu’il était possible de bien vivre hors de ces cases. C’est bien plus tard que j’ai découvert l’intersexuation, grâce au documentaire Entre deux sexes, en 2017. J’ai été choquée du niveau de souffrance de ces personnes et même si j’ai mis longtemps à me sentir légitime à m’approprier cette identité, ayant enduré moins de violences que les autres, je m’y suis tout de suite reconnue.

« J’en veux surtout au corps médical »

Ce serait excessif de parler de mutilation pour qualifier l’épilation définitive que j’ai faite ado, mais je l’ai mal vécue. C’est une humiliation. Et ça fait très mal. Ça a repoussé depuis, oui, à certains endroits. Mais au niveau des pattes, par exemple, je n’ai rien et je sais que c’est dû à cette procédure. Je n’en veux pas à ma famille, qui a fait ce qu’elle croyait être le mieux. Je pense qu’elle aurait accepté si j’avais refusé. Pour ça, j’en veux surtout au corps médical, bien qu’aujourd’hui je sois suivie par une généraliste bienveillante. La menace pour me faire prendre les hormones, c’était que j’allais choper un cancer des ovaires. J’étais mal réglée à l’époque mais, bizarrement, depuis que je laisse pousser la barbe, tout est rentré dans l’ordre à ce niveau là…

Rétrospectivement, je me rends compte que j’ai découvert le terme « intersexe » vraiment tard. Et c’est un problème. Parce que bon, le cliché de « l’hermaphrodite »… c’est pour les escargots. Et encore, ceux que j’ai dans mon aquarium sont sexués, comme quoi, la biologie hein… C’est un terme fourre-tout qui est plus l’incarnation d’un idéal mythologique que la vraie vie. J’adore la mythologie, mais bon, incarner un fantasme mythologique fait de toi un objet de fétichisme. C’est important de sensibiliser à la question de l’intersexuation car il est primordial de casser cet imaginaire-là et de couper l’herbe sous le pied à une curiosité malsaine qui se permet bien trop de choses. Ce n’est plus possible que des gens bloquent sur ce qu’on peut avoir entre les jambes. Voire s’octroient le droit de le demander. Sans parler des fétichistes, en écrasante majorité des mecs, qui t’envoient des messages chelous… Déconstruire tout ça passe en premier lieu par le vocabulaire car les mots ont un sens. Je pense que la plupart des gens acceptent volontiers la définition du mot intersexe, mais elle est encore si peu connue !

« Je ne vais pas d’un point A à un point B, je suis à un point C, et j’y suis bien »

M’approprier ce terme me permet aussi d’être moins anxieuse à l’idée d’empiéter sur les problématiques trans, qui ne sont pas tout à fait les miennes, même si vis-à-vis de mes papiers d’identité, on peut penser que je suis une personne en transition. Je ne vais pas d’un point A à un point B, je suis à un point C, et j’y suis bien. Mon intersexuation est adaptée à la vision que j’ai de moi-même mais pour certain.e.s qui s’identifient plutôt homme ou femme, c’est bien qu’il y ait la possibilité de prendre des traitements. Ce qui pêche, c’est la question du consentement. Les opérations infantiles, c’est une horreur inqualifiable. J’ai du mal à comprendre comment il peut y avoir un consensus contre l’excision sans que la question des mutilations imposées aux jeunes intersexes n’émeuve la population générale !

Aujourd’hui, je ne peux pas dire si j’ai été opérée ou non. Vu comment je suis bâtie, ça ne me semblerait pas incohérent. Mais j’ose espérer que mes parents me l’auraient dit si c’était le cas. Dix ans après cette puberté mouvementée, j’ai la sensation que les informations circulent mieux et j’espère vraiment que les personnes dans mon cas ne sont pas traitées pareil. Ou alors, qu’elles ont accès à plus d’informations. Tomber sur une interview, un documentaire, par exemple, ça change tout. Moi, autrefois, je pensais être la seule personne intersexe du monde, ça ne m’était pas venue à l’idée que ça puisse être normal, qu’on était beaucoup avec ce type de vécus, de corps. C’est aussi pour ça qu’il me tient à cœur de raconter mon histoire.

Propos recueillis et mis en forme par Olga Volfson.