Jeanne accueille une nouvelle chroniqueuse, Élisabeth Chevillet, qui publiera régulièrement des textes sur l’identité et la visibilité lesbienne. Cofondatrice de L*-AUX, une communauté pour lesbiennes et femmes queer à Augsbourg, Élisabeth a participé récemment au projet européen Writing for diversity – LGBTQ issues in cross-border journalism. Elle est également membre du conseil d’administration d’EL*C (EuroCentralAsian Lesbian* Community). Découvrez sa lettre, Laissez-nous pisser en paix, publiée dans le numéro 93 de Jeanne Magazine.

Cher utilisateur, chère utilisatrice des toilettes publiques,

Savez-vous ce que ça fait de ne pas utiliser les toilettes publiques par peur d’être harcelée ? Demandez à ma coloc.

Ma colocataire est lesbienne. Elle mesure 1,93m et elle a les cheveux courts. Elle ne porte pas de talons ni de maquillage. Sa couleur préférée est le bleu – elle déteste les trucs girly. Elle s’habille au rayon homme. Vous vous en doutez : elle ne correspond pas aux stéréotypes de genre véhiculés par notre société étriquée.

Laissez-moi vous dire ce qui se passe dans les toilettes publiques quand vous ne rentrez pas dans le moule. Au mieux, on vous scrute. Plus souvent, vous êtes la cible d’insultes ou de harcèlement. Les agressions physiques ne sont pas rares non plus.

Dans un monde où les toilettes unisexes sûres et bien conçues restent l’exception, que faire si vous n’avez pas la force d’affronter un énième comportement abusif ? Vous arrêtez de pisser. Vous évitez de boire afin de tenir toute la journée et vous attendez de rentrer chez vous pour aller aux toilettes. Parce que c’est un espace safe.

Quand j’ai rencontré ma coloc, j’ai été surprise de voir comme elle buvait peu. J’ai d’abord pensé qu’elle avait une sorte de superpouvoir : cette femme n’avait pas besoin d’eau. Erreur. Elle avait intériorisé une stratégie pour composer avec la bêtise humaine.
La première fois que c’est arrivé en ma présence, nous étions en Sicile. Ma coloc a poussé la porte des toilettes, j’ai suivi. Un homme attendait quelqu’un à l’entrée. Quand ma colocataire l’a dépassé, il s’est écrié : « Hé oh ! Tu fais quoi, toi là-bas ? »

Voyant ma coloc continuer d’avancer en l’ignorant, le type a pété les plombs. Il s’est mis à l’insulter de manière hystérique (mais personne ne lui a demandé s’il avait ses règles). Je me suis retournée, j’ai roulé les yeux, puis lancé : « Laissez-la tranquille ! C’est une femme. »

L’homme s’est manifestement senti mal à l’aise, mais il ne s’est pas excusé. À la place, il a pris l’air légèrement embarrassé une fraction de seconde, puis m’a fait un grand sourire prétendu charmant. C’était il y a des années… Vous n’imaginez pas combien de fois cette histoire s’est répétée depuis.

Le 1er octobre 2021, les clubs ont rouvert en Bavière. Après le confinement, ma colocataire avait très envie de faire la fête. Elle est sortie trois jours de suite, et devinez quoi ? La scène des toilettes s’est répétée chaque soir. L’un des évènements était malheureusement une soirée queer. Donc oui, la discrimination aux toilettes existe également au sein de notre communauté LGBTQI+. Autre chose : les agressions proviennent parfois de femmes. Ce samedi-là, une fille s’est accrochée de part et d’autre du cadre de la porte pour barrer l’accès aux toilettes, tandis qu’une autre s’est mise à tâtonner les seins de ma colocataire « pour voir si c’était une femme ». Inutile de répéter les insultes qu’elles ont proférées.

Les soirées post-confinement ont laissé un goût amer à ma colocataire. Au lieu de céder à la colère, j’ai demandé comment l’aider. Nous nous sommes alors mises à chercher des solutions. Nous avons essayé d’imaginer des toilettes inclusives. Nous nous sommes demandé comment assurer la sécurité des personnes qui ne correspondent pas aux stéréotypes de genre, sans créer de danger pour les autres femmes.

Nous avons parlé du sexisme systémique derrière les files d’attente des toilettes pour femmes : les toilettes pour hommes et pour femmes continuent d’avoir la même taille, alors que les femmes en ont besoin plus souvent et plus longtemps que les hommes cis. Je vous arrête tout de suite : ce n’est pas parce qu’on papote devant le miroir en retouchant notre maquillage. Nous nous accroupissons aux toilettes, ce qui nécessite plus d’espace pour les cabines individuelles, tandis que les urinoirs doublent la capacité des toilettes pour hommes. En outre, certaines femmes ont leurs règles, tombent enceintes (et pissent donc davantage), allaitent et ont des enfants (qui vont aux toilettes avec nous), sans compter que les vêtements dits « pour femmes » sont bien moins pratiques.

Pour les mêmes raisons, les toilettes masculines posent problème aux hommes trans. Les cabines individuelles sont dépourvues de poubelles, et ces derniers risquent un coming out involontaire quand ils se débarrassent de leurs tampons – une situation qui présente souvent des dangers. Autre problème : pas de table à langer dans les toilettes pour hommes. Cis ou trans, les pères sont obligés de changer leurs enfants dans les toilettes pour femmes…

Malgré une longue discussion, nous n’avons trouvé aucune solution. Nous n’avons rien trouvé qui permettrait à ma coloc d’aller pisser en toute sécurité DÈS MAINTENANT. Sa copine va donc devoir continuer de l’accompagner aux toilettes, pour la soutenir si une autre scène de violence verbale ou physique se produit. Vous imaginez ce que ça fait d’être escortée aux toilettes quand on a trente-cinq ans ?
Changer les politiques publiques prend du temps, surtout quand elles sont entre les mains d’hommes cishet grisonnants qui se moquent de nos problèmes. En revanche, nous pouvons changer notre comportement dès maintenant. Nous devons le changer.

En attendant de concevoir des toilettes où nous nous sentons en sécurité indépendamment de notre identité de genre (et il y a urgence !), il faut déconstruire notre image de l’homme et de la femme. En fait, il faut déconstruire la binarité de genre.

La prochaine fois que vous êtes dans des toilettes publiques et que vous voyez quelqu’un qui ne cause aucun problème, mais ne correspond pas à la représentation que vous avez d’une personne de votre genre, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Fermez-la.

Si vous preniez le temps de parler à ma coloc, elle vous demanderait : « Quelle est la probabilité que je me trompe de toilettes ? Quelle est la probabilité que je n’aie pas remarqué toutes les autres femmes autour de moi ? » Elle vous dirait de réfléchir à deux fois avant de vous emporter. Elle vous dirait de vous mettre en question avant de mettre en question sa présence. Et elle aurait raison.

Ma coloc et les personnes confrontées au problème des toilettes publiques ne demandent pas la lune. Elles demandent juste le droit de pisser avec dignité. Alors foutez-leur la paix.

Avec mes remerciements anticipés,

Élie Chevillet

PS : La prochaine fois que vous voyez ma coloc de 1,93m, pas la peine de lui dire qu’elle est grande. Merci, elle avait remarqué.

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Illustrations : @nontirakigle