Société

Comment la Pologne alimente une guerre culturelle et galvanise l'extrême droite

Alors que les migrants étaient autrefois la principale cible des ultranationalistes et des hooligans polonais, ce sont maintenant les personnes LGBTQ qui sont visées.
Pologne extrême droite
UN HOMME PORTANT UN UNIFORME MILITAIRE HISTORIQUE FAIT UN SALUT LORS D'UNE MARCHE MARQUANT LE JOUR DE L'INDÉPENDANCE DE LA POLOGNE, ORGANISÉE PAR L'EXTRÊME DROITE. PHOTO : SEAN GALLUP/GETTY IMAGES

En octobre dernier, un haut tribunal a imposé une quasi-interdiction de l’avortement en Pologne, suscitant un soulèvement massif des femmes à travers le pays. Accusant l'Église catholique d'être en partie responsable de cette atteinte radicale aux droits des femmes, certains manifestants s'en sont pris aux églises. Dans plusieurs villes, des groupes ultranationalistes d'extrême droite, soutenus par des hooligans, se sont autoproclamés protecteurs des églises et ont brutalement affronté les manifestants.

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À l'église de la Sainte-Croix de Varsovie, des femmes ont été traînées sur les marches de l'église par des armoires à glace qui proféraient des insultes misogynes. Dans la foulée, Robert Bąkiewicz, le leader ultranationaliste au cœur de la confrontation, a annoncé qu'il formait une « Garde nationale » pour repousser les manifestants, qu'il a qualifié de « barbares gauchistes ». « Nous défendrons chaque église, chaque district, chaque ville, chaque village, a-t-il déclaré. Une épée de Damoclès pèse sur eux, et s’il faut les réduire en poussière pour faire cesser cette révolution, alors nous le ferons. »

Et pourtant, alors même que la police a averti que les groupes d'autodéfense d'extrême droite attisaient la situation, des personnalités du parti conservateur Droit et Justice, au pouvoir dans le pays, les ont publiquement soutenus.

Le leader de Droit et Justice Jarosław Kaczyński, considéré comme l'homme politique le plus puissant de Pologne, a appelé les catholiques à se mobiliser et à défendre les églises, tandis qu'un de ses députés, Tomasz Rzymkowski, a félicité les « jeunes nationalistes » qui défendent l'église, ainsi que « toute la civilisation latine, contre les barbares ».

Si les affrontements qui ont secoué la Pologne à la suite de la décision sur l'avortement étaient choquants, ils n'étaient pas vraiment nouveaux.

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A demonstrator gestures during a pro-choice march in Warsaw this January. Photo: WOJTEK RADWANSKI/AFP via Getty Images

DES MANIFESTANTS PENDANT UNE MARCHE PRO-VIE À VARSOVIE EN JANVIER. PHOTO : WOJTEK RADWANSKI/AFP VIA GETTY IMAGES

Ces dernières années, des scènes similaires se sont produites à plusieurs reprises en Pologne, où des groupes ultranationalistes ont violemment affronté des groupes défendant des causes progressistes, qu'il s'agisse des droits des LGBTQ ou des droits reproductifs. Encouragés par l'orientation agressivement nationaliste du gouvernement conservateur, qui a cherché à imposer avec force sa vision traditionaliste de la société polonaise, ces hommes, issus des mouvements ultranationalistes néofascistes et de la scène des hooligans du football, agissent constamment comme des fantassins volontaires dans la violente guerre culturelle qui divise leur pays. 

Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le gouvernement populiste de droite Droit et Justice s'est révélé différent de toute autre administration polonaise précédente de l'ère postcommuniste, remodelant rapidement le pays à son image, ce qui, selon les critiques, met en péril l'ordre démocratique du pays.

Le parti a rempli les tribunaux de loyalistes, a resserré son emprise sur les médias et a systématiquement cherché à faire reculer les valeurs libérales. En adoptant un programme nationaliste comme élément central de sa plate-forme populiste, il a diabolisé les minorités, polarisé la société et galvanisé l'extrême droite, permettant ainsi aux opinions de la droite radicale de passer des marges au courant mainstream.

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Far-right supporters take part in the independence march last year. Photo: WOJTEK RADWANSKI/AFP via Getty Images

DES PARTISANS D'EXTRÊME-DROITE PARTICIPENT À LA MARCHE POUR L'INDÉPENDANCE L'ANNÉE DERNIÈRE. PHOTO : WOJTEK RADWANSKI/AFP VIA GETTY IMAGES

Ces mesures ont suscité de nombreuses critiques, tant dans le pays qu’en dehors. Le commissaire aux droits de l'homme polonais Adam Bodnar, nommé par l'État, estime que les tactiques de Droit et Justice mettent en péril la démocratie polonaise, notamment en donnant du pouvoir à l'extrême droite.

« Il est extrêmement dangereux pour la démocratie que le dirigeant du pays partage le monopole de la violence avec des organisations privées comme l'extrême droite. C'est un peu comme jouer avec le feu. Vous leur donnez certaines positions dans l'ensemble de la structure de l'État, dit-il, faisant référence au soutien apporté par Droit et Justice aux « défenseurs » de l'église ultranationaliste dans le cadre des manifestations pour le droit à l'avortement.

Depuis 2015, Droit et Justice se repose sur un mode opératoire politique consistant à systématiquement désigner des groupes minoritaires comme boucs émissaires pour susciter des vagues de soutien de la part de sa base conservatrice.

Le parti est entré au pouvoir en 2015, au plus fort de la crise migratoire européenne, à la faveur d'une vague d'hystérie anti-migrants qui s'est traduite par un déferlement de sentiments islamophobes, bien que la Pologne soit très homogène, avec une population musulmane minuscule, et ne soit pas située sur les principales routes migratoires à travers l'Europe.

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Puis, à la recherche d'une nouvelle cible, Droit et Justice s'est attaqué à la communauté LGBTQ. Selon les principaux politiciens des récentes campagnes électorales successives, les droits des homosexuels seraient une idéologie dangereuse et étrangère qui menace la cellule familiale traditionnelle et catholique polonaise.

A man wearing a white supremacist mask and T-shirt takes part in an anti-LGBTQ demonstration in Krakow last summer. Photo: Beata Zawrzel/NurPhoto via Getty Images

UN SUPRÉMACISTE BLANC PARTICIPE À UNE MANIFESTATION ANTI-LGBTQ À CRACOVIE L'ÉTÉ DERNIER. PHOTO : BEATA ZAWRZEL/NURPHOTO VIA GETTY IMAGES

Ces attaques hideuses et répétées sont venues des plus hauts niveaux du parti, Kaczyński décrivant la défense des droits LGBTQ comme un « grand danger » et « une attaque contre les enfants ». D'autres hommes politiques du parti ont tweeté que « la Pologne est plus belle sans LGBT », ou ont comparé le mariage gay à la bestialité, tandis qu'une centaine de conseils municipaux, qui représentent environ un tiers du territoire polonais, ont adopté des « zones sans LGBT ».

Le discours de haine des personnes au pouvoir a enhardi les bigots et déclenché une vague d'hostilité publique qui a entraîné des attaques, souvent physiques, contre la communauté LGBTQ. En 2019, lors de la marche des fiertés dans la ville de Białystok, les participants ont été agressés en toute impunité par une foule hostile composée de hooligans, d'ultranationalistes et de catholiques purs et durs.

« Des gens ont été attaqués. Ils ont été poursuivis dans les rues. Ils ont été battus, on leur a jeté à la figure des briques ou des bouteilles remplies de pisse », raconte Ola Kaczorek, co-présidente de Love Does Not Exclude, un groupe qui fait campagne pour le mariage pour tous.

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A man holds a "Women's Strike" flag during a protest against Poland's near-total abortion ban. Photo: Omar Marques/Getty Images

UN HOMME TIENT LE DRAPEAU DE LA "GRÈVE DES FEMMES" LORS D'UNE MANIFESTATION CONTRE L'INTERDICTION QUASI-TOTALE DE L'AVORTEMENT EN POLOGNE. PHOTO : OMAR MARQUES/GETTY IMAGES

Puis, en octobre, la Cour constitutionnelle polonaise a jugé inconstitutionnel l'avortement en cas de malformation grave du fœtus. Cette décision, prise par un tribunal composé de personnes nommées par le ministère de la Justice, a rendu illégal le plus courant des rares motifs d'interruption légale de grossesse dans un pays qui possédait déjà certaines des lois les plus restrictives d'Europe en la matière. Pour les critiques, cette décision représente le point culminant d'une vague systématique d'attaques contre les droits des femmes par le parti au pouvoir.

« Nous avons l'impression d'être en guerre contre notre propre gouvernement », dit Justyna Wydrzyńska, membre du conseil d'administration d'Abortion Without Borders, une initiative qui aide les femmes polonaises à accéder à l'avortement.

L'une des illustrations les plus claires de cette confiance croissante de l’extrême droite du pays est la marche annuelle de l'indépendance polonaise à Varsovie, qui se tient chaque 11 novembre.

A police officer faces a woman as she argues against a pro-life counter protest in Krakow last October. Photo: Omar Marques/Getty Images

UN POLICIER FAIT FACE À UNE FEMME QUI S'OPPOSE À UNE CONTRE-MANIFESTATION PRO-VIE À CRACOVIE EN OCTOBRE DERNIER. PHOTO : OMAR MARQUES/GETTY IMAGES

Depuis plus d'une décennie, une association d'organisations d'extrême droite –actuellement dirigée par Bąkiewicz – a détourné la fête nationale polonaise en organisant un énorme rassemblement à travers la capitale, qui a attiré des Polonais patriotes ordinaires aux côtés de groupes hooligans et néofascistes venus de tout le pays et d'ailleurs en Europe. 

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La marche, qui a gagné en ampleur ces dernières années, dégénère souvent en violence, avec des hooligans brandissant des fusées de détresse et affrontant la police. Lors de la marche de l'année dernière, une fusée a été tirée sur un appartement auquel étaient accrochées des bannières en faveur des droits des femmes et des droits des LGBTQ, mettant le feu à l'immeuble.

La marche de l'année dernière, organisée sous le thème « Notre civilisation, nos règles », avait un ton nettement homophobe, faisant écho à la rhétorique anti-LGBTQ du gouvernement. L’affiche de l’événement représentait un chevalier enfonçant son épée dans une étoile arc-en-ciel, tandis que les manifestants portaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : « Famille normale, Pologne forte », un slogan utilisé par la droite polonaise pour s'opposer aux droits des LGBTQ.

Après des années passées à faire face à un parti conservateur et à une extrême droite enhardie qui applique brutalement sa vision traditionaliste de la société dans les rues, les Polonais libéraux et progressistes craignent que leur pays ne soit en train de disparaître. Pour les minorités, en particulier, les attaques soutenues contre leur communauté ont fait des ravages.

Huge numbers of people gathered to protest the near-total abortion ban. This was the scene in Warsaw last October after the ban was announced. Photo: Omar Marques/Getty Images

UN GRAND NOMBRE DE PERSONNES SE SONT RASSEMBLÉES POUR PROTESTER CONTRE L'INTERDICTION QUASI-TOTALE DE L'AVORTEMENT À VARSOVIE EN OCTOBRE DERNIER. PHOTO : OMAR MARQUES/GETTY IMAGES

« Les jeunes LGBT+ polonais grandissent en baignant dans ce programme, dans cette idéologie qui dit qu'il y a quelque chose d'inné qui ne va pas chez eux », déplore Kaczorek de Love Does Not Exclude.

Au début du mois, Bodnar, qui était l'un des rares observateurs indépendants du gouvernement, a été démis de ses fonctions par ce même tribunal qui a rendu la décision sur l'avortement en octobre. Selon Human Rights Watch, cette mesure prise à l'encontre de Bodnar pour avoir provoqué des manifestations de rue est entachée de vices juridiques ; il est presque certain que son remplaçant sera une personne nommée par Droit et Justice.

A protester holds a Virgin Mary with a rainbow halo poster during a Pride parade in Plock, central Poland, in 2019. Photo: WOJTEK RADWANSKI/AFP via Getty Images

UN MANIFESTANT TIENT UNE IMAGE DE LA VIERGE MARIE AVEC UN HALO ARC-EN-CIEL LORS D'UNE MARCHE DE LA FIERTÉ À PLOCK, DANS LE CENTRE DE LA POLOGNE, EN 2019. PHOTO : WOJTEK RADWANSKI/AFP VIA GETTY IMAGES

Mais malgré les défis, les Polonais libéraux et progressistes se disent déterminés à poursuivre le combat. « C’est chez moi, ici, c’est ma maison, dit Kaczorek. Et même si la Pologne me déteste, moi, j'aime vraiment ce pays. »

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