Le journaliste et écrivain Frédéric Martel publie Sodoma : enquête au cœur du Vatican, un livre-enquête sur l'homosexualité massivement présente et très active au cœur des institutions de l'Église catholique.
C’est le livre-choc dont tout le monde parle. Celui sensé ébranler le Saint-Siège. En tête de gondole chez tous les libraires. Présent partout, jusque dans la fameuse liste des best-sellers du New York Times. Dans Sodoma : enquête au cœur du Vatican (éd. Robert Laffont), le journaliste et écrivain Frédéric Martel enquête sur la réalité de l’homosexualité au Vatican. Quatre ans de travail, 1.500 entretiens, 41 cardinaux, 52 évêques interrogés de Rome jusqu’en Argentine, en passant par l'Allemagne, pour un livre presque aussi épais que l’Ancien Testament (600 pages).
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Dans ce nouvel ouvrage, l’auteur d’une dizaine de livres dont (Global Gay paru chez Flammarion en 2013) assure que l’homosexualité est un fait majoritaire à tous les échelons de la hiérarchie vaticane. Selon lui, le micro-État serait une communauté homosexuelle plus vaste encore que "celle du quartier de Castro à San Francisco". Au programme : harcèlement sexuel, prostitution et soirées chemsex. Mais surtout une logique aussi terrifiante que crédible : pour dissimuler leur orientation sexuelle, de nombreux prélats défendraient au sein de l'Église les positions les plus homophobes.
Pourquoi rejoindre, quand on est soi-même homosexuel, une institution qui persécute les LGBT+ depuis des siècles ? Comment parvient-on a ce degré d'hypocrisie ? Un tel livre n'accrédite-t-il pas le fantasme d'un lobby gay au sein de l'Église (ou ailleurs) ? Autant de questions que TÊTU a voulu poser à son auteur.
Peut-être devriez-vous commencer par nous expliquer le titre de votre livre, Sodoma ?
Frédéric Martel : Initialement, je voulais appeler ce livre The Closet ou Le Placard. Mais ce titre, que l'on a gardé pour l'édition anglaise, est peu explicite en français. Sodoma résume en un seul mot à la fois le Vatican et l'homosexualité. Dans la Bible, c'est la ville que Dieu aurait détruite en raison, dit-on, de l'homosexualité de ses habitants. Donc, en choisissant ce titre efficace, on va droit au but et au coeur de mon sujet : homosexualité et catholicisme.
Votre livre est le résultat de quatre ans de travail. Comment se résout-on à l'idée de passer autant de temps à vivre avec des évêques et des cardinaux ?
En fait, on ne le prévoit pas ! J'ai commencé cette enquête au Vatican parce que j'ai eu à Rome des sources fiables. Ensuite, j'ai mené l'enquête. Je n'avais pas prévu au départ de consacrer quatre années à ce long reportage qui m'a amené à Rome chaque mois pendant plusieurs années, et également dans une trentaine de pays.
Vous écrivez dans le livre que "les homosexuels représentent la grande majorité" du Vatican. Est-ce qu'on peut dire que ce sont eux qui tiennent la baraque ? Avec l'acceptation de plus en plus large de l'homosexualité notamment en Occident, l’Église catholique ne va-t-elle pas s’écrouler ?
Je fais dans mon livre une double hypothèse. La première, c'est que l'Église catholique a été un refuge pour les homosexuels depuis longtemps, et notamment durant les années 1950, 1960 ou 1970, disons avant la libération gay. On ne le comprend pas très bien lorsqu'on pense à l'homosexualité de 2019, mais longtemps les garçons qui se sentaient peu attirés par les filles, ne voulaient pas se marier ou ne comprenaient pas la nature de leurs désirs, choisissaient de devenir prêtre. Beaucoup d'homosexuels bourgeois qui craignaient de déshonorer leur famille ou d'homosexuels plus pauvres ou plus ruraux qui ne voyaient aucune solution à leur orientation sexuelle, devenaient séminaristes. Ce fut la trajectoire de milliers, peut-être de centaines de milliers de prêtres. Depuis les années 1980 ou 1990, les homosexuels ont d'autres options, même dans un petit village de France ou d'Italie, que de devenir prêtres. Et voilà ma seconde hypothèse : le nombre de prêtres a considérablement diminué car l'une des sources majeures de recrutement, à savoir l'homosexualité, s'est tarie.
Dans votre livre vous précisez que le Pape Francois est hétérosexuel. Mais vous ne faites pas cette précision lorsque vous évoquez Benoit XVI. Benoit XVI est-il homosexuel ?
Il est difficile de connaître la vie privée d'un pape mais j'apporte toutes les pièces du dossier, si l'on peut dire. Et en fin de compte, je conclus avec prudence que Benoît XVI était dans une sorte d'homophilie refoulée ou sublimée, très typique de l'époque dans laquelle il a grandi. Il a 92 ans aujourd'hui, pour le comprendre il faut se projeter à la fin des années 1940, lorsqu'il avait 20 ans.
"Ils sont homophobes parce qu'ils sont homosexuels."
N’avez-vous pas peur avec ce livre d’accréditer la thèse d’un pouvoir et, disons les mots, d’un lobby gay, une accusation que l’on entend très régulièrement ?
La thèse principale du livre est qu'il n'y a pas de lobby gay au Vatican. Un lobby ce serait des homosexuels qui se regrouperaient pour agir et pour mener une politique gay. Or, on a rien de cela au Vatican. Chacun cache son homosexualité à l'autre et, pour mieux la nier, choisit d'être très homophobe en public. On n'a pas du tout affaire à un lobby gay ; c'est au contraire une majorité silencieuse : pas une petite minorité. Ceux ne sont pas des brebis égarées, mais un immense troupeau. En même temps, j'ai parlé de "fifty shades of gay" au Vatican. Je veux dire par là qu'il y a de nombreux parcours. Il y a des "homophiles", comme on le disait à l'époque, c'est à dire des homosexuels non-pratiquants, qui sont restés chastes. Il y a des cardinaux homosexuels qui sont en couple stable avec leur assistant ou leur secrétaire ; d'autres qui draguent régulièrement, d'autres enfin qui ont recours à des prostitués ou fréquentent des chemsex parties. Oui, cela existe à l'intérieur du Vatican comme je le raconte ! Au final, on a beaucoup d'homosexualité sublimée, refoulée, réprimée, et parfois une haine de soi stupéfiante.
Vous écrivez que l’Église est "devenue un refuge pour les homosexuels". C’est pourtant l’une des institutions qui a le plus persécuté les homos...
En fait, cette contradiction n'en est pas une. Ils sont homophobes parce qu'ils sont homosexuels. Ce fut longtemps une technique classique pour les homosexuels dans le placard que de chercher à se cacher en étant anti-gay. Mais ici encore, on est dans une homosexualité d'avant la libération gay, pas dans l'homosexualité de 2019.
Comment expliquez-vous que des personnes clairement homosexuelles rejoignent une organisation qui s’est donnée pour mission depuis des siècles, mais encore plus précisément pendant la crise du sida et le débat sur le mariage, de persécuter les homos ?
C'est exactement le sujet de mon livre. Et c'est très schizophrénique, très hypocrite et finalement tragique. Je montre que parmi les douze cardinaux présents autour de Jean-Paul II qui ont milité pour interdire le préservatif, la moitié au moins était des homosexuels pratiquants. C'est une haine de soi absolument inimaginable. Cela ne serait pas grave si de telles mesures n'avaient pas freiné considérablement la lutte contre l'épidémie qui a quand même fait au moins 35 millions de morts...
"Au Vatican, tout est homo-érotique !"
Il est également question de prostitution et de soirées chemsex au Vatican. Est-ce que cela ne traduit pas un mal-être profond de ces prélats ?
Je ne juge pas les personnes dont je parle. Et, d'ailleurs, la prostitution est légale en Italie. Il faut aussi préciser que je n'oute aucun prêtre ou prélat vivant dans mon livre ; je m'intéresse moins aux personnes qu'au système. Mais c'est vrai que j'ai vu beaucoup de souffrances, beaucoup de misère sexuelle au Vatican. Je pense d'ailleurs que ces prêtres sont eux-mêmes les victimes d'un système qu'ils ont contribué à créer. Ils sont eux-mêmes piégés dans leur placard, qui est pour eux une véritable cage. Pour ma part, je pense qu'être homosexuel lorsqu'on est cardinal, évêque ou prêtre devrait être une option parmi d'autres. Leur homosexualité ne me choque pas. Ce qui est choquant c'est l'hypocrisie et la schizophrénie du système.
Votre livre recueille la parole de plusieurs témoins, mais vous ne nommez aucun prélat homosexuel, à part ceux qui ont déjà été mis en cause lors de procès ou de scandale. Pourquoi ?
Il y a des raisons légales et des raisons morales. J'ai travaillé avec une quinzaine d'avocats pour ce livre et je sais beaucoup plus de choses que je n'en dis, c'est évident. En même temps, le problème est d'abord moral. Je ne suis pas favorable au "outing", je ne cherche pas à m'attaquer à des personnes, mais à un système. Je n'oute pas des cardinaux : j'oute le Vatican.
Vous avez quasiment vécu avec certains de ces cardinaux et ces prêtres homosexuels. Est-ce qu’on se fait draguer quand on passe autant de temps avec eux ?
J'ai effectivement séjourné chez des cardinaux ou des prêtres à l'intérieur du Vatican mais il ne s'agissait pas d'amants ! Je n'ai jamais menti sur mon nom, ni sur le fait que j'étais écrivain et journaliste. Mais pour répondre à votre question, il est vrai que, comme on est dans un univers très homo-érotique, strictement masculin, et très gay comme le Vatican, il y a en effet beaucoup de séduction.
Enfin, est-ce que ce n’est pas le Vatican qui rend pédé ? A force de côtoyer à longueur de journée des oeuvres de Botticelli, de Michel-Ange et de De Vinci, ça rendrait n’importe qui gay, non ?
(Rires.) Vous oubliez Le Caravage et Saint Sébastien ! Plus sérieusement, je ne pense pas que l'Église rende homosexuel ! En revanche, elle attire, recrute et promeut des homosexuels ou des homophiles mal dans leur peau. Tout les attire : la liturgie, les habits de lumière, les robes, les processions, la voix des adolescents et la sonorité des orgues. Tout est homo-érotique !
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Crédit photo : Astrid di Crollalanza
