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livreConstance Debré : "Pour moi, être homosexuelle, c'est être écrivain"

Par Guillaume Perilhou le 31/01/2020
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Dans Playboy (2018), Constance D. quittait tout : son métier, ses livres, son appart et sa famille de ministres pour l’écriture et les filles. Dans Love Me Tender, paru le 2 janvier aux éditions Flammarion, Constance Debré raconte l’acte II :  l’histoire d’un conflit, d’une mère jugée coupable d’avoir voulu repartir d'une page blanche. Rencontre.

Elle est devenue une voix qui compte. Qui porte, qu’on entend de loin depuis le fond du bar en bas de chez elle où elle enchaine les interviews. Une voix douce quand on s’approche, tantôt grave, tantôt presque cassée, mélange des genres d’une grande bourgeoise qui s’est rebellée, ancienne avocate habituée à convaincre. Elle a de beaux tatouages sur ses bras fins, une silhouette longiligne. En manque d'imagination, la presse féminine lui a d'ailleurs demandé d’interviewer un top model qui s’est mise aux fringues écolos. Pourquoi, elle ne sait pas, mais pourquoi pas. Constance Debré met du temps, souvent, avant de répondre, elle pense ses mots, les pèse et les précise. Elle fait table rase d’un geste de la main. Elle est l’écrivain d’un style, des meilleurs d’aujourd’hui, d’aucuns diraient comme un couteau.

Est-ce que tu t’attendais à ce que l’on parle autant de ton livre ?

Constance Debré : Je m’adresse à une société, à des gens, je n’ai pas fait ce livre juste parce que j’ai besoin d’écrire. J’espérais avoir de l’intérêt et des lecteurs, c’est sûr. C’est un livre qui est très personnel, et dans le même temps qui ne l’est pas du tout. Il y a beaucoup d’intention, j’y ai réfléchi… Qu’il puisse toucher aussi largement, j’en suis très heureuse. En dehors de ce que ça me fait à moi, je me dis que c’est intéressant, sans que j’aie de réponse, de ce que ça dit des autres. Que ça puisse toucher à ce point des gens si éloignés de moi, de mes choix, de ma vie, et qui en ont fait d’autres, ça dit quelque chose d’eux-même. D’autant qu’il y a des mots, des sujets, des propos qui pourraient rebuter, pas seulement les questions d’homosexualité, mais la façon directe dont je peux écrire, par exemple l’amour, la violence, la maternité. Pour l’instant, je n’ai fait que trois rencontres, à Paris et Bordeaux. Il y avait du monde, et c’était visiblement pas que des moins de 40 ans LGBT+ !

Avant Playboy, tu avais écrit deux livres aux éditions du Rocher, en 2004 et 2007. Pourquoi Playboy (Stock, 2018), a-t-il été présenté comme ton premier roman ?

C’est vrai. Pour moi, Playboy est le vrai premier, mais je ne suis pas là à vouloir nier les faits. Oui, il y en a eu deux avant, il y a presque vingt ans. Je dirais qu’ils étaient plus des brouillons qu’autre chose, des œuvres de jeunesse comme on dit, même si je ne suis pas du tout en train de les renier. Ils sont ce qu’ils sont. C’est un moi encore un peu enfantin… Je n’avais pas vraiment trouvé le « truc ». En revanche, quand j’écrivais Playboy, je savais que j’y étais. C’était sûr.

À quel moment as-tu eu le sentiment qu’une rupture dans ta vie était nécessaire ?

C’est à la fois très net, brutal et pas tant que ça. Il y a des choses qui bougent progressivement. Ça s’est fait un peu avant l’écriture de Playboy. La naissance de mon fils, le barreau, le concours de la conférence, la séparation… Quelque chose vient, vient. Et puis, les filles et l’écriture. Là c’était ça. Là, j’étais complètement à ma place, en me disant « ça y est ». Heureusement que je ne suis pas morte avant, parce que je serais morte sans avoir eu le sentiment d’être vivante.

L’écriture était incompatible avec ton métier d’avocat ?

Complètement. Parce que d’abord je suis assez mono-maniaque, pour ne pas dire obsessionnelle. D’autre part, parce que l’écriture est pour moi d’autant plus forte que j’y viens tard. Ça se sent sans doute dans ma manière d’écrire. C’est quelque chose qui doit essayer de dire l’essentiel. C’est pas écrire pour écrire, je ne me suis pas dit tiens, je vais écrire des histoires. Si on est à cet endroit, celui de l’écriture, le but de la vie, du reste du temps, c’est d’être aux aguets de l’essentiel et de cesser totalement d’être dans la comédie, même si totalement est impossible… Il s’agit en tout cas de s’éloigner de l’accessoire. Ça me parait totalement incompatible avec le barreau. Pour moi, c’était radical. Je ne pourrais pas. Je ne dis pas que les autres ont tort, mais ma conception de la littérature, celle que je veux faire, est totalement incompatible avec d’autres préoccupations professionnelles, et même certains gestes. C’est lié à l’idée de la vérité. Il n’y a plus d’avocat en moi.

Tu parles de radicalité. C’est aussi cela qui t’intéresse dans l’homosexualité ?

Oui, pour moi les choses se mêlent. Je pourrais presque dire que pour moi, être homosexuelle, c’est être écrivain. L’homosexualité est un espace qui est totalement libre et que l’on peut habiter comme on veut. Les relations amoureuses, a priori, on peut les décliner de façon classique et conventionnelle, disons monogame, conjugale — et je ne critique pas ceux qui font ce choix-là — et de toute une variété de façons. Donc, cet espace nous met quand même à l’écart des normes, et même si on choisit de définir sa vie amoureuse comme le fait la norme, c’est un choix. C’est un endroit où je suis moi, comme dans l’écriture. J’ai embrassé l’homosexualité avec beaucoup de joie.

Mais l’écriture, ce n’est pas que de la joie.

C’est épouvantable. Mais les grandes histoires d’amour sont épouvantables aussi, donc c’est pas grave, ça ne me gêne pas. C’est simple, la première fois que j’ai couché avec une fille, j’ai compris quelque chose d’essentiel. C’était si fort que je le lui ai dit. Quand on va mourir, à la minute où on mourra, deux choses compteront. Il n’y en aura plus que deux. Ce sera les êtres qu’on a aimé et les livres qu’on a écrit. Ça m’est venu d’emblée à ce moment-là. Depuis ce jour, je mets en oeuvre le programme, clair et simple.

Tu écris pour laisser une trace ?

Non, quand je ne serai plus là je ne serais pas là pour être concernée par le monde. Et puis on oublie vite. Je n’ai pas la question du panthéon. De toute façon seul le présent m’intéresse.

Est-ce qu’un écrivain, à défaut de laisser quelque chose derrière lui, se doit de dire des choses ?

Dans ce livre, il y a des moments. S’il y a des discours, ce sont des moments où la narratrice va tenir un discours, va dire deux ou trois choses sur la maternité. Même dans ces moments, ils sont ambigus. Néanmoins, oui, des choses sont dites. Alors est-ce que les écrivains doivent dire des choses ? Oui, c’est un cliché, mais la littérature est toujours politique. Tel que je l’envisage, le roman ne doit pas tenir de discours, mais doit laisser passer des discours à travers une narration. Qu’est-ce qui est raconté dans un roman, que raconte un romancier à travers sa narration ? C’est un rapport au monde, nécessairement politique.

Tu voudrais écrire de la « pure » fiction ?
L’identité entre l’auteur et le narrateur n’est pas masquée, même si ce sont des endroits très différents. Ce n’est pas la même chose. La narratrice s’appelle Constance D., ok. Ce que j’aime dans cette position, c’est la responsabilité plus grande de l’auteur quant aux propos, aux phrases, aux agissements du narrateur. Ce n’est pas un personnage loin de moi. Avec ce que cela comporte de dangereux dans l’autofiction : la confusion entre moi et le personnage. Le corps dans le livre c’est le mien, mais je n’écris pas le réel. Bien sûr que les faits sont vrais, mais tout est tiré pour le mettre à un certain endroit et pour lui donner une certaine forme. Le réel est chaotique. Ce que je raconte, c’est l’histoire d’un conflit. Pas entre deux anciens amants autour de la garde d’un enfant, mais un conflit entre un sujet et le réel. C’est ça qui m’intéresse.

C’est en fait un Dom Juan inversé. Dom Juan ne séduit pas les femmes pour séduire les femmes, il le fait dans un mouvement de révolte, de liberté, de sédition contre la société aristocratique, catholique et familiale de l’époque. C’est pour ça qu'il est une figure pré-révolutionnaire : ce n’est ni pour le plaisir, ni par pure cruauté qu’il séduit. Ce ne sont pas les femmes qui l’intéressent, mais la société. Par provocation. Le Commandeur, avant de l’embarquer et de le condamner, lui dit : repens-toi. Dom Juan sait très bien ce qui l’attend, mais il dit non. Moi, cette scène, je la mets au début. Si c’est comme ça, moi aussi j’accélère. J’accélère dans l’homosexualité, dans l’homosexualité qui n’est pas calquée sur l’hétérosexualité. Cette figure du procès, du conflit m’a amusée. Au début je dis, à propos des femmes, « la mince », « la jeune », ensuite elles n’ont plus de prénoms. C’est pour montrer quelque chose. À la fois une pulsion de vie, et à la fois une course désespérée.

Tu parles de Dom Juan dans ce livre, de Saint-Augustin aussi...

C’est un écrivain superbe par sa sensualité. Les Confessions, ou Les Aveux selon les traductions, c’est superbe à la fois dans ce qu’il dit de sa vie d’avant, quand il vole, avec les femmes, l’amitié, et puis sa vie d’après, dans son amour désincarné mais pas moins sensuel peut-être. Il y a les plus belles phrases sur l’amour qui soit… Et puis, il y a ce moment de bascule de la conversion, de passage d’une vie à une autre. Quand on parle d’autofiction comme si elle avait été inventée hier, c’est fascinant, parce que des types qui ont écrit je, essayé de raconter leur vie, leur existence ou deux trois choses à la première personne avec un je qui est eux, pas comme le narrateur de Proust, ça a toujours existé.

Et chez les écrivains homos ?

Déjà, ce qui est intéressant, c’est la surreprésentation de l’homosexualité dans la littérature. C’est un mystère. On peut dire qu’il y a des réponses sociologiques : ils n’avaient pas de famille, donc plus de temps pour écrire… Ou que marginalisés, ils étaient plus sensibles, ou parce qu’ils étaient plus sensibles, c’est pour cela qu’ils écrivaient… J’ai pas de réponse, mais c’est un grand sujet. Qu’est-ce que tu veux que je te dise, les gens intelligents sont homosexuels !

Rires. Ou écrivains.

Oui, les bons écrivains sont homosexuels ! L’interview c’est pour TÊTU, on est d’accord ? Rires. #metoo et l’affaire Matzneff, qui en est peut-être un prolongement, nous poussent à regarder les livres différemment. Et tout changement de lecture, en soi, est intéressant. Je crois que si on regarde simplement sous l’angle de la morale, et sans être juge d’instruction, il y a des choses qui à certains moments sont problématiques. C’est pour ça par exemple que je n’ai jamais pu aimer complètement Guibert, ne serait-ce que pour son approche, malheureuse ou perverse, de l’homosexualité, à l’opposé de Dustan par exemple. La littérature n’est pas là pour dire combien l’Homme est bon et l’exploration des côtés sombres est nécessaire, mais je pense qu’on n’a pas tout réglé par la phrase d’Oscar Wilde qui dit quelque chose comme « il n’y a pas de livre moral ou immoral, il y a des livres bien ou mal écrits ». On ne peut pas s’en tenir complètement à ça. On ne peut pas complètement sanctuariser le livre parce qu’il est livre. Néanmoins, il a sa place à part. Et il est évident que si l’on ne parle que de bons sentiments, la littérature qui en résultera ne sera pas passionnante. Par exemple, dans mon livre il y a des conflits, de la violence, et je ne dis pas que c’est scandaleux. La vie est comme ça.

Christine Angot, que tu aimes, dit qu’elle angoisse après un livre à l’idée de ne peut-être plus trouver quoi écrire. C’est ton cas ?

Je ne me pose pas la question. À chaque livre, Christine Angot fait quelque chose de complètement différent mais qui est totalement elle. Une semaine de vacances et Un amour impossible, qui se succèdent presque, c’est très différent mais à la fois la même chose. Il y aussi évidemment Virginie Despentes, une bouffée d’air dans la littérature qui a fait un bien fou en mettant un grand coup de pied dans Saint-Germain-des-Prés. Tout le grand truc de la littérature américaine, c’est ça : sortir la littérature de ce milieu de cultivés-bourgeois qui est à crever. Puisque la littérature est censée parler de liberté, pourquoi ce serait un plaisir de bourgeois ? La littérature est fondamentalement anti-bourgeoise.

Extrait de Love Me Tender :

« L’audience dure un quart d’heure, l’avocat de Laurent lit des passages de Fou de Vincent, comme si le narrateur d’Hervé Guibert c’était moi, comme si le jeune garçon avec qui il couche c’était Paul, le juge fixe le tatouage qui dépasse de ma manche, me demande pourquoi j’écris un livre et sur quoi, pourquoi j’ai parlé de mon homosexualité à mon fils, elle dit que ça ne regarde pas les enfants ces choses-là, elle dit qu’on ne parle pas de droit, là, qu’on parle de morale, que je peux comprendre, que je suis intelligente. »