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Afrique"Apologie de l'homosexualité" : le prix Goncourt Mohamed Mbougar Sarr au centre d'une polémique homophobe au Sénégal

Par Célia Cuordifede le 06/11/2021
Mohamed Mbougar Sarr a remporté le prix Goncourt 2021

Après avoir revendiqué leur fierté face au sacre de l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr au prix Goncourt 2021 pour La plus secrète mémoire des hommes, des Sénégalais font campagne sur les réseaux sociaux pour "retirer leur félicitations" à cause son précédent livre, qui aborde la question de l’homosexualité au Sénégal.  

"Félicitations retirées". Sur les réseaux sociaux de la Toile sénégalaise, le message est impossible à rater depuis ce jeudi 4 novembre. Il est destiné à Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021 pour son roman La plus secrète mémoire des hommes, paru aux éditions Philippe Rey et Jimsaan. Après un bref concert de congratulations unanimes et patriotes à l’égard du jeune auteur Sénégalais, plusieurs voix de la société civile se sont élevées pour lui retirer leur soutien, entamant dans le même temps une intraitable campagne de lynchage virtuel, notamment sur Facebook et Twitter, mais aussi via des émissions diffusées sur plusieurs chaîne de télévision privées. 

Mohamed Mbougar Sarr et les "goor-jigeen"

Ces détracteurs, qui pour certains ont découvert l’auteur Mohamed Mbougar Sarr grâce à la distinction du Goncourt, l’accusent de faire "l’apologie de l’homosexualité". Ils remettent en cause ses écrits dans son précédent ouvrage De purs hommes, paru en 2018. Un roman dans lequel l’écrivain s’était emparé de la question des "goor-jigeen" (le terme wolof pour désigner les homos), un tabou dans ce pays musulman et largement conservateur, où les relations homosexuelles sont toujours un délit pénal passible de cinq ans de prison. 

"J’ai instinctivement ressenti une certaine fierté en voyant un jeune Sénégalais recevoir une aussi grande distinction, écrit un internaute sur son mur Facebook. MAIS WALLAHI DAMA DIOUM (je te jure que je me suis trompé, en français). Par la suite j’ai lu quelques extraits où cet amphibien de Mbougar fait l’apologie de l’homosexualité… Je lui retire mes félicitations". D'autres messages au ton réprobateur affluent par dizaines depuis la distinction de l'auteur en France. "Du moment que notre COMPATRIOTE a clairement pris position, une position différente de la mienne sur la question de l’homosexualité, une position que je juge dangereuse pour nos ENFANTS, il n’a plus mon respect ni ma considération encore moins mon estime", s’agace un autre. 

"Les homosexuels (…) sont de purs hommes parce qu'à n’importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer."

De purs hommes, par Mohamed Mbougar Sarr

Le plus souvent, les publications des internautes sont accompagnées d’une photo portrait de l’auteur barrée d’une imposante croix rouge, censée marquer leur désapprobation, mais aussi d’un passage de son précédent livre jugé offensant pour la société sénégalaise : "Ce n’est pas parce qu’ils ont une famille, des sentiments, des peines, des professions, bref, une vie normale avec son lot de petites joies et de petites misères, que les homosexuels sont des hommes comme les autres. C’est parce qu’ils sont aussi seuls, aussi fragiles, aussi dérisoires que tous les hommes devant la fatalité de la violence humaine qu’ils sont des hommes comme les autres. Ce sont de purs hommes parce qu'à n’importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer, les soumettre à la violence en s’abritant sous un des nombreux masques dévoyés qu’elle utilise pour s’exprimer : culture, religion, pouvoir, richesse, gloire…"

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Le phénomène n’a pas tardé à être repris par des sites d’informations locales qui, pour tenter d’expliquer la colère de certains Sénégalais, ont exhumé une interview de Mohamed Mbougar Sarr publiée par le journal Le Monde en 2018 lors de la promotion de son livre De purs hommes. "Durant cet entretien, l’auteur s’était montré critique vis-à-vis de la posture des Sénégalais envers les 'goor-jigeen', jugeant que 'malheureusement, le pouvoir religieux a une emprise très forte sur les esprits'", écrit le journal en ligne Senenews. Tandis que sur DTV, une chaîne de télévision privée généraliste, le chroniqueur religieux Oustaz Makhtar Sarr accuse "des lobbies occidentaux" d’avoir délivré le prix Goncourt à un auteur qui défend l’homosexualité "pour essayer de détourner et de troubler la société sénégalaise". 

L'homosexualité toujours tabou au Sénégal

Reconnue comme lanceuse d’alerte par les uns et comme censeure par les autres, l’ONG islamique Jomra, très suivie et politisée au Sénégal, n’a pas tardé à se faire écho de la polémique, accusant le jeune auteur de n’avoir pour seul talent que d’être à la botte de l’Occident. "À la suite de l'hyper-médiatisation occidentale (suspecte) de la consécration littéraire de notre compatriote Mohamed Mbougar Sarr, l'ONG islamique Jamra, tenant comme à l'accoutumé à se conformer au sublime enseignement d'Allah qui recommande au croyant 'de ne témoigner que de ce dont il est sûr de science certaine', se fait présentement le devoir de LIRE INTÉGRALEMENT et ATTENTIVEMENT cet ouvrage, qui fait tant jubiler dans l'Hexagone", ont annoncé les membres de son bureau exécutif sur leur page Facebook. À la suite de plusieurs saisines du Conseil national de régulation de l’audiovisuel du Sénégal (CNRA), l’organisation islamique a déjà réussi par le passé à faire interdire la diffusion de la bande-annonce d’une série populaire ainsi que certains épisodes où la sexualité occupait une place importante dans l’intrigue. 

"Je suis écrivain. Je tente simplement de faire mon travail et cela peut parfois entraîner des malentendus, des incompréhensions."

Mohamed Mbougar Sarr

Toujours en France pour la promotion de son livre qui lui a valu le Goncourt, Mohamed Mbougar Sarr a tenté de calmer la polémique lors d’une interview Skype accordée à la chaîne ITV. "Je suis écrivain. Je tente simplement de faire mon travail et cela peut parfois entraîner des malentendus, des incompréhensions. Je demande simplement qu’on lise ce qui est écrit. Je respecte toutes les opinions tant qu’elles s'expriment dans le respect". 

Lamine, tout juste de retour à Dakar après un bref voyage à Paris pour soutenir son ami Mohamed Mbougar Sarr, balaie ces commentaires absurdes, assurant que son ami reste "zen". "Les gens parlent de sujets qu’ils ne maîtrisent pas, commente-t-il auprès de TÊTU, tout en brossant les détracteurs de l'auteur dans le sens du poil : "Il connaît son pays et ne se risquerait pas à s’opposer à certaines choses perçues par une majeure partie de la population comme des contre-valeurs""Il n’a pas été primé au Goncourt pour l’ouvrage paru en 2018", souligne encore Lamine, qui tente à travers ses commentaires Facebook de recontextualiser les chosesEt de conclure : "Dans son œuvre, il pose des questions légitimes liées à la condition humaine. Il interroge ses lecteurs et invite à la réflexion". 

C’est ainsi que sur les réseaux sociaux s'affrontent, d’un côté ceux qui se disent formellement "contre l’homosexualité", de l’autre ceux qui hésitent à prendre position, s’échinant à expliquer qu’il y a un malentendu. Exilé à plusieurs milliers de kilomètres du pays de la Teranga (terre d’accueil) qui ne l’est plus vraiment pour lui, Ibrahima*, homosexuel persécuté à de multiples reprises pour son orientation sexuelle, se désole auprès de TÊTU de la tournure de ce débat. Toujours membre actif d’une association de protection des personnes LGBTQI+, il confie sa tristesse : "Au Sénégal, l’homosexualité n’est pas un débat. Les gens sont contre et c’est tout. Le simple fait d’aborder le sujet y est choquant, on le voit à travers cette polémique. C’est toujours la même chose...". La plus banale des haines des hommes.

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*Le prénom a été modifié. 

Crédit photo : capture d'écran France 24