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politiqueAutodétermination, GPA… Entretien avec Sven Lehmann, ministre Queer en Allemagne

Par Gabriel Robert le 02/03/2022
Sven Lehmann, ministre queer

Dans le gouvernement formé par le nouveau chancelier allemand Olaf Scholz, l'écologiste Sven Lehmann a été nommé délégué ministériel à la cause queer. Une première en Allemagne, qu'on aimerait voir adoptée en France après les élections… En attendant, interview.

C'est au sein du ministère de la Famille, en Allemagne, qu'officie Sven Lehmann. À l'âge de 42 ans, cet ancien élu écologiste au Bundestag, l'Assemblée nationale allemande, est devenu début janvier le premier délégué ministériel à la cause queer de l'histoire de l'Allemagne. Chargé de mettre en place une "une politique queer progressiste", il doit notamment préparer un "plan national pour l'acceptation et la protection de la diversité sexuelle et de genre". TÊTU se devait logiquement de le rencontrer !

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Sven Lehmann, le public français ne vous connaît pas : comment vous présenteriez-vous ?

Sven Lehmann : Je suis un Vert, dans mon cœur et dans ma tête. Je suis aussi, passionnément, un habitant de Cologne [ouest de l'Allemagne, ndlr], rhénan, européen, féministe et bien d’autres choses encore. Et je me définis également, avec fierté, comme un homme gay engagé depuis plus de 20 ans pour la politique queer.

D’où vous vient votre engagement politique et avez-vous vous-même fait face à des discriminations en tant que gay ?

Je ne dirais pas que mon engagement politique se fonde en premier lieu sur mes propres expériences de discriminations, même si j’en ai subi. Il repose plutôt sur la conviction de pouvoir, ainsi, œuvrer très concrètement à une société plus juste et plus diverse. Je souhaite créer un climat social qui valorise la diversité et dans lequel tous les individus puissent vivre en toute sécurité et en disposant des mêmes droits, indépendamment de leur amour ou de leur genre. 

Dans le cadre de mes activités politiques, je dois vivre avec des commentaires haineux sur internet, qui se sont encore renforcés maintenant que mon nouveau mandat de délégué queer m’expose davantage publiquement. Au Bundestag [le parlement allemand, ndlr], mis à part quelques interpellations bruyantes de l’AFD [parti allemand d'extrême droite, ndlr] et des tweets de leur entourage, je n’ai jamais eu à subir aucune discrimination. Dans la sphère privée, mon mari et moi avons quelquefois été victimes de discrimination, depuis vingt ans que nous sommes ensemble, par exemple insultés depuis une voiture qui passait devant nous parce que nous marchions main dans la main. Toutefois, j’ai certainement vécu moins de discriminations au quotidien que d’autres personnes car je suis, en tant qu’homme politique, dans une position privilégiée. Mon parti s’est toujours battu pour les droits des personnes LGBTQI+ et des autres minorités, donc je suis naturellement entouré par un environnement très safe et ouvert. 

"Globalement, l'Allemagne a encore beaucoup de progrès à faire en matière d'égalité des droits des personnes LGBTQI+."

Quelle est la situation des personnes LGBTQI+ en Allemagne ?

Il existe dans ce pays en général un problème de haine envers les personnes appartenant à des groupes différents : les individus sont souvent dévalorisés en raison de leur différence. Les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées sont également sans cesse victimes de discriminations. Le fait est que "sale pédé" ["Schwüle Sau" en allemand] est toujours une insulte très courante dans les cours de récréation allemandes et que, par exemple, un grand nombre de personnes queers ne font par leur coming out sur leur lieu de travail, par crainte de leur hiérarchie et de leurs collègues, ou des conséquences négatives que cela pourrait avoir sur leur carrière. Dans les clubs de sport aussi, beaucoup craignent d’être harcelés. Et il y a toujours des lois qui ont des effets discriminatoires. Globalement, l'Allemagne a encore beaucoup de progrès à faire en matière d'égalité des droits des personnes LGBTQI+ : l’index arc-en-ciel européen classe actuellement l’Allemagne à la 16e place. Déjà, lors de l’introduction du mariage pour les couples de même sexe il y a environ quatre ans, l'Allemagne était à la traîne par rapport à des pays comme la France ou l'Espagne. Depuis, il ne s’est pratiquement rien passé en matière de politique queer. C’est ce que nous allons désormais changer.

Que veut dire "queer" pour vous ?

"Queer", c’est une tentative de rassembler sous un même terme générique toutes les personnes qui ne sont ni hétérosexuelles ni cisgenres. Cisgenre signifie que l’on s’identifie au sexe qui nous a été attribué à la naissance. Je suis par exemple un homme gay cisgenre, c’est-à-dire que je m’identifie comme un homme, mais je me retrouve sous l’étiquette queer car je suis gay. 

"Aujourd’hui encore, les personnes queers ne peuvent pas vivre partout de manière libre, autodéterminée et en toute sécurité."

Vous avez été nommé délégué pour l’action sexuelle et à la diversité de genre. Peut-on dire que vous êtes un délégué queer ?

Oui, absolument. Aujourd’hui encore, les personnes queers ne peuvent pas vivre partout de manière libre, autodéterminée et en toute sécurité. Le nouveau gouvernement fédéral veut changer cela et impulser un nouvel élan. C’est ce qu’il fait de manière très claire en apportant de la visibilité à travers cette nomination d’un délégué et en adoptant une perspective interministérielle. Je trouve que cette étape est un signal extrêmement encourageant quant à l’importance que le gouvernement fédéral accorde à la reconnaissance de la diversité. Nous nous sommes fixés des objectifs ambitieux.

Quel sera votre budget annuel et quelles seront vos premières actions ?

Ma mission en tant que délégué queer est de faire de l’Allemagne un pays pionnier dans la lutte contre les discriminations. Les droits fondamentaux des personnes LGBTQI+ doivent enfin être pleinement respectés. C’est pour cela que je veux, avant l’été, en concertation avec le ministère fédéral de la Famille, donner le coup d’envoi à un plan d’action fédéral pour la diversité et contre l’homophobie et la transphobie. La coalition a convenu de mettre à cet effet environ 70 millions d’euros sur la table. En vue de ce plan d’action, je vais à la rencontre des associations, des initiatives et de la communauté queer afin qu’elles nous indiquent ce qui est important à leurs yeux, ainsi que les endroits où un soutien est nécessaire.

Je veux réunir les ministères du gouvernement fédéral autour d’une table et prendre avec eux un engagement contraignant sur le calendrier des mesures à prendre. Nous examinerons par exemple : quelles sont les lois qui font encore obstacle à l’égalité des droits ? Il y a d’abord le droit de la famille et la loi relative aux personnes trans. Mais nous nous demanderons aussi : de quelles autres mesures avons-nous besoin pour améliorer l’acceptation des personnes LGBTQI+ dans la société ? Ainsi, des mesures de lutte contre les discriminations pourront être adoptées, de l’éducation à la justice en passant par la santé. Avec ce plan d’action, nous voulons créer une politique durable pour l’acceptation de la diversité.

La France vient de mettre fin à la discrimination des hommes gays lors du don du sang. L’Allemagne le fera-t-elle aussi ? 

Un grand bravo à la France pour cette décision importante ! Entretemps, de nouveaux critères sont également entrés en vigueur en Allemagne pour le don de sang des hommes gays et des personnes trans : le délai à respecter pour donner son sang a été réduit à quatre mois. Cependant, il s’agit toujours d’une réglementation discriminatoire qui prive la société de précieux dons de sang qui pourraient sauver des vies. Ce n’est pas l’orientation sexuelle, mais uniquement un comportement individuel à risque qui doit permettre de déterminer qui est autorisé à donner son sang et qui ne l’est pas. L’accord de coalition du nouveau gouvernement stipule que l'interdiction du don de sang pour les hommes homosexuels sera abrogée par voie législative si nécessaire. Je continuerai à m’engager pour que la réglementation soit rapidement modifiée. 

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Quel est le projet qui vous tient le plus à cœur ?

L'abrogation de la loi relative aux personnes trans et l'introduction d'une loi reconnaissant l’autodétermination, car la souffrance des individus concernés par cette loi est très grande.

Quelle est la situation réelle des personnes trans en Allemagne ? Et comment allez-vous mettre en œuvre votre réforme ?

Cela fait plus de 40 ans que la loi relative aux personnes trans existe en Allemagne. Et depuis plus de 40 ans, elle constitue une atteinte à la dignité de l'être humain, car elle repose sur l'hypothèse que la transsexualité est une maladie. Or, cela a été confirmé très clairement par l'OMS il y a quelques années : la transsexualité est une variation naturelle du développement sexuel. Pourtant, la loi relative aux personnes trans oblige les individus, afin de pouvoir modifier leur état civil sur leur passeport, à fournir deux expertises psychiatriques. Ces procédures judiciaires sont très fastidieuses, très coûteuses et surtout très dégradantes. On vous pose des questions très intimes sur vos pratiques de masturbation et sur le type de sous-vêtements que vous portez.

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C'est pourquoi nous sommes convenus, dans l'accord de coalition, d'abolir cette loi relative aux personnes trans et d’introduire à la place une réglementation sur l'autodétermination. Nous voulons que l'état civil figurant sur les papiers d'identité puisse être modifié de manière autodéterminée par une procédure simple. Après plus de 40 ans, cette législature verra donc enfin l'abolition de la loi relative aux personnes trans. Je ne peux pas encore dire exactement quand, mais nous y travaillons de toutes nos forces. 

"La question de la légalisation de la GPA est avant tout une question qui concerne la politique en faveur des droits des femmes, qui doit être débattue et décidée par les femmes."

La gestation pour autrui (GPA) est illégale en Allemagne. Cela va-t-il changer ? Quelles sont vos réflexions personnelles sur le sujet ?

Je sais que la gestation pour autrui constitue pour de nombreux hommes homosexuels l'une des rares possibilités d'avoir un enfant. Mais pour moi, la légalisation de la GPA est avant tout une question qui concerne la politique en faveur des droits des femmes, qui doit être débattue et décidée par les femmes. En fin de compte, il s'agit ici du droit à disposer de son propre corps, ainsi que du danger pour les femmes d'être exploitées économiquement. 

Quelque 78 pays dans le monde criminalisent encore sur la base de l'orientation sexuelle, et cinq d'entre eux prévoient la peine de mort pour "crime" d'homosexualité. L'Allemagne facilitera-t-elle l'asile aux personnes venant de ces pays ? Les droits LGBTIQ+ seront-ils à l'agenda de la diplomatie verte ?

Dans de nombreux pays, les lesbiennes, les gays, les personnes transgenres et intersexuées ainsi que les personnes non binaires sont privées de pratiquement tous leurs droits et sont sans cesse menacées de persécution. Avec les Verts, au Bundestag et au Parlement européen, je suis également engagé au niveau international pour les droits des personnes LGBTQI+. Pour moi, il est essentiel que la politique étrangère allemande aborde ouvertement la question des violations des droits humains. C’est ce qu’a déjà fait Annalena Baerbock, en tant que ministre des Affaires étrangères, vis-à-vis de la Chine et de la Russie. Ici, en Allemagne, les procédures d'asile doivent être révisées pour les personnes queers persécutées. Dès le début de la procédure d'asile, il faut identifier les personnes LGBTQI+ comme un groupe vulnérable et les soutenir en tant que tel. Cela implique par exemple qu'elles aient accès à des traducteurs et à des conseillers juridiques formés aux questions LGBTQI+. Les hébergements des personnes LGBTQI+ doivent également être davantage sécurisés. 

Dans l'Union européenne, il n'y a pas d'uniformisation des droits LGBTIQ+. Certains pays reconnaissent l'union de tous, certains proposent un contrat de seconde classe, certains ne reconnaissent aucun partenariat de même sexe ou droit à l’adoption. Cette question est-elle au cœur de votre agenda européen ?

En tant que délégué du gouvernement fédéral, je suis principalement chargé des questions de politique intérieure – mais, dans le même temps, je suis également en lien étroit avec les députés verts au Parlement européen, engagés en faveur des droits LGBTQI+. Par exemple, je me suis récemment rendu en Pologne, en tant que député, avec ma collègue Ulle Schauws, et j'ai examiné le phénomène des zones dites "LGBT-free", mises en place par certaines municipalités. Nous avons rencontré les activistes de cette communauté pour leur témoigner notre solidarité, mais nous avons également échangé avec des représentants officiels. Je continuerai de toute façon à le faire dans ce nouveau rôle. Je me rendrai également à des Christopher Street Days [Marches des Fiertés, ndlr] dans des pays qui sont peut-être seulement en train de les mettre en place. Aux côtés des Verts au Parlement européen, je milite pour que les familles arc-en-ciel ainsi que les mariages et unions homosexuels conclus dans l'UE, avec toutes leurs implications juridiques, soient reconnus dans tous les États membres. 

Quels seront vos plus grands défis durant votre mandat ?

Toutes les avancées en matière d'émancipation ne sont pas tombées du ciel, mais ont, au contraire, toujours dû être conquises de haute lutte. Je m'attends donc à ce que toutes les mesures que nous sommes en train de préparer en faveur de l'égalité et de la politique queer fassent l'objet de débats au sein de la société. C'est aussi pour cela que je me réjouis que nous ayons maintenant une majorité au Bundestag qui pousse dans la même direction. Malgré tout, il nous faudra mener de très nombreuses discussions pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.

Vous êtes en couple avec l'homme que vous avez rencontré il y a 20 ans. Parvenez-vous à protéger cette relation malgré votre forte exposition publique ?

Nous vivons ensemble à Cologne, où se trouve également ma circonscription électorale, et Berlin est ma résidence secondaire. C'est très important pour moi de passer du temps avec mon mari, nous passons toujours nos week-ends ensemble, soit à Cologne, soit à Berlin. Nous faisons beaucoup de cinéma, de culture, de sport et de voyages. Cela permet d’entretenir la flamme.

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Crédit photo : Bundestag