TÉLÉVISION - “Il y a tellement de plateformes qui veulent des drag queens et vous savez quoi? On va leur donner!”, lançait dans un éclat de rire RuPaul à la mi-octobre, de passage en France au Mipcom, le marché des professionnels de l’industrie de la télévision. À 59 ans, RuPaul Andre Charles est sans doute l’une des drag queens les plus célèbres, notamment grâce à la popularité de son émission “RuPaul’s Drag Race”, un concours de drag à la frontière de la téléréalité désormais diffusé dans le monde entier et disponible sur Netflix en France depuis un an.
Alors que des déclinaisons de “RuPaul’s Drag Race” existent en Thaïlande, au Royaume-Uni, au Chili et en Allemagne – avec Heidi Klum et Conchita Wurst dans le jury – et se préparent au Canada ou encore Brésil, verra-t-on bientôt un concours de drag queens à la télévision française? Et davantage de personnages drag dans les fictions, documentaires et émissions diffusés sur le petit écran?
Impossible de nier l’existence de la culture drag en France. “Un brouillage du genre”, qualifie le sociologue Arnaud Alessandrin, en pleine renaissance mais qui n’est pas nouveau. “La France a inventé l’artifice, le style et la parure”, explique au HuffPost Simon Doonan, directeur artistique du géant du luxe Barneys et auteur du livre “Drag, la folle histoire illustrée des vraies queens”.
“Madame de Pompadour et Marie Antoinette sont des exemples parfaits de la transformation drag-stique. De Philippe d’Orléans, le frère en robe du Roi Soleil, aux drag queens des Folies Bergères, l’histoire du drag en France est fascinante. Et les stylistes français comme Thierry Mugler ou Jean-Paul Gaultier sont idolâtrés par les drag queens à travers le monde”, rappelle-t-il.
Alors pourquoi ne voit-on pas davantage de drag queens et kings à la télévision? Les rares exemples qu’on a pu trouver sont en ligne, à l’image du documentaire “Clément, reine de la nuit” disponible sur Arte.tv ou de la série américaine “Pose” sur Canal+ Séries.
“Il me semble que l’on croit trop souvent, à tort, que sous prétexte qu’un groupe est visible ou audible dans la sphère publico-culturelle, on va le retrouver d’office dans les programmes de télévision”, explique au HuffPost Brigitte Rollet, chercheuse au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Pour cette spécialiste des questions de genre et de sexualité à la télévision, c’est “davantage la potentielle rentabilité d’un groupe minoritaire qui contribue à sa visibilité télévisuelle”. Serge Ladron de Guevara, producteur au sein du groupe Telfrance, abonde: “On a tendance à penser que le public n’est pas prêt. Mais c’est plutôt la frilosité des producteurs et des chaînes qui peut poser problème.”
Des drag queens en prime time?
De TF1 à M6 en passant par Canal+ et France 2, tous ceux que nous avons contactés pour évoquer la visibilité des drag queens sur leur antenne n’ont pas souhaité nous répondre. Idem pour Amazon France qui assure n’avoir “pas de projets sur le sujet en ce moment ou à venir”. Seule une source chez Netflix France, diffuseur en VF des onze saisons de “RuPaul’s Drag Race” et de ses déclinaisons, nous glisse que “rien n’est en développement” mais “théoriquement [une adaptation française de l’émission] serait loin d’être impossible car cela correspond parfaitement à l’ADN” de la plateforme.
Une chaîne fait figure d’exception dans le PAF, France 3. Le mardi 17 décembre 2019, la très populaire série “Plus Belle La Vie” accueillait un personnage drag queen nommé Gaëtan devant quelque 3 millions de téléspectateurs. Un effort de représentation fidèle à l’esprit de la série qui s’empare depuis plus de 15 ans des thématiques sociétales, de la transidentité au mariage pour tous, en passant par le racisme ou la PMA.
Pour écrire et créer ce personnage, les scénaristes de la série ont échangé avec une drag queen. “Diego nous a raconté les problématiques auxquelles il est confronté, les gros clichés sur la sexualité ou la prostitution dont les drag sont la cible. De quoi éviter de tomber dans les clichés, ou au contraire en jouer”, explique Serge Ladron de Guevara, producteur exécutif de “Plus Belle La Vie”. Tout en veillant à ce que l’activité de drag queen vienne se “rajouter à la complexité d’un personnage qui existerait de toute façon”, nous assure-t-on.
Pour Minima Gesté, drag queen depuis une poignée d’années et animatrice des apéros bingo drag à La Folie, dans le 19e arrondissement de Paris, l’intérêt des chaînes pour la culture drag est “complètement en train de changer”. “Il y a deux ans, personne ne s’intéressait à nous. Mais aujourd’hui des figures imposantes du drag parisien ou français se font contacter par des boîtes de production pour différentes séries et projets”, assure-t-elle.
“Il y a même eu des drag queens dans ‘Les Marseillais vs. le reste du monde’ sur W9, c’est dire! On commence clairement à ressentir un nouvel intérêt... en positif ou en négatif”, souffle notre interlocuteur. Ce que pointe du doigt Minima Gesté, c’est la façon dont les drag queens pourraient être représentées à l’écran. Car la frontière à ne pas franchir pour éviter la caricature et les clichés est très fine.
Lorsqu’on l’interroge sur son envie ou non de voir arriver une adaptation de “RuPaul’s Drag Race” en France, Minima Gesté a du mal à trancher: “50% de mon être hurle non, et 50% de mon être hurle oui!” Si elle ressent une nostalgie pour cette émission, ”à l’époque underground”, dont elle regardait des épisodes téléchargés illégalement en 2014, elle s’effraie de voir le drag perdre de son essence.
La visibilité à n’importe quel prix?
“L’envie de visibilisation est là et j’adorerais voir des drag queens et kings se professionnaliser de la même façon que RuPaul a lancé des carrières aux États-Unis, assure Minima Gesté, mais il ne faut pas que cela se fasse aux dépens de la culture drag” – et notamment de toute l’empreinte politique et militante du mouvement. Une crainte partagée par la sociologue Brigitte Rollet qui se souvient de “ce que TF1 a fait de ‘Queer Eye for Straight Guy’ transformée en ‘Queer: cinq garçons dans le vent’ il y a 15 ans.” Elle rappelle:
D’après nos informations, au moins deux boîtes de production françaises envisageraient un concept inspiré des “drag races” où s’affronteraient des personnalités relookées et maquillées par des queens. Une idée qui fait bondir Minima Gesté: “Il y a deux façons de voir les choses: se dire qu’on va être acceptés si on se fond dans la foule, ou penser qu’on va être acceptés si au contraire on montre et on affirme nos différences. Je préfère ce côté-là à l’idée de se fondre dans un moule qu’on nous a fixé en maquillant des célébrités pour leur ‘inculquer’ le drag. Ce serait ridicule!”
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