after queer
Illustration de Marie Reyes
Société

Expérimentations sexuelles et utopies : récit d'un after queer à Berlin

Brèche temporaire dans la norme, l’after queer berlinois est l’un des rares moments où les identités sexuelles figées vacillent pour laisser place à l’expérimentation.

Cet article fait partie de notre série « Afters », dans laquelle on s’interroge sur la capacité de l’après-fête à représenter une nouvelle quête d’intensité ou un simple prolongement de la fête. On vous propose ainsi des récits, analyses, interviews ainsi que guides de survie pour pouvoir vous y retrouver.

Berlin, un samedi ensoleillé de la fin du mois d’août 2018. Il est presque 17 heures quand mon téléphone vibre : « Rejoins-nous » me somme Manon, la copine chez qui je squatte, expatriée dans la capitale allemande depuis plus de 6 ans maintenant. Je fais la bise à Paul, le jeune espagnol à moustache qui, après la soirée queer et sex-positive Lecken où je suis allé la veille, m’a emmené faire un détour sur son toit et montré la vue sur le Viktoriapark ensoleillé. Je me mets ensuite en route. Lorsque j’arrive, l’after est bien entamé dans cet appartement aux volumes berlinois : un groupe fait des pâtes dans la cuisine pendant que dans le salon, certains dansent nus à côté d’autres qui discutent affalés sur le canapé. « Tu as loupé la première double pénétration d’Eliav », me dit son mec Sebastian, mi-désolé pour moi, mi-ravi par cet événement – et à l’enthousiasme général je comprends que j’ai loupé le temps fort de l’après-midi.

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Le propriétaire des lieux, un grand type américain élancé, danse la bite à l’air, passablement défoncé. Certains prennent des bains, d’autres du speed, de l'ecsta, de la kétamine et ce qui semble être du GHB, ou encore des cachets de Cialis pour rester opérationnels. Une fille fait le poirier pendant qu’une de ses copines l’ausculte, quelque part entre le jeu de bac à sable et le rendez-vous gynéco. Je reconnais dans la foule une grande partie du crew Lecken.

Je fais un tour dans la chambre et j’aperçois Manon allongée sur le lit jambes écartées. La tête entre ses cuisses, un garçon s’affaire. « Oh, pardon » dis-je, gêné, m’apprêtant à faire demi-tour.
« Tu peux rester », me répond ma pote. « Je donne un workshop à Eliav ». Et en effet, au moment où elle prononce son prénom, Eliav, pourtant très gay, émerge de son entrejambe : « It tastes like ice cream », s’exclame-t-il d’un air radieux. « Pussy-licking workshop », précise Manon au cas où je n’aurais pas compris. Je m’éclipse pour les laisser finir.

Prenant un instant de recul et le pussy-licking workshop de Manon et Eliav en tête, je songe que je n’ai jusqu’ici jamais rien vécu de tel.

Un peu plus tard, toujours dans la chambre, je parle avec Kévin, un Français en jockstrap, de politique et de philosophie – et plus particulièrement de la fin du monde qui approche, des intérêts et limites de la notion de « safe space », de permaculture et de possibles utopies à venir. Nous perdons régulièrement le fil de nos pensées mais je trouve qu’on s’en sort plutôt bien, compte tenu de l’heure avancée. Pendant que nous évoquons la pensée de la théoricienne lesbienne Monique Wittig, trois filles s’installent sur le même lit que nous et entreprennent de redonner sa place à la praxis. L’une pose sa tête sur mes cuisses et de temps à autres, je lui tends ma bouteille de mate afin qu’elle reste hydratée, lui remets les cheveux en place quand ses mains sont trop occupées. Sur un fauteuil à notre gauche, deux garçons baisent tranquillement et rien de tout ça ne paraît ni forcé, ni bizarre, mais bien joyeusement normal.

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Prenant un instant de recul et le pussy-licking workshop de Manon et Eliav en tête, je songe que je n’ai jusqu’ici jamais rien vécu de tel. Pour la première fois de mon existence, cet after est le moment où des sexualités d’habitude soigneusement cloisonnées s’expriment et se mélangent enfin sans tabou. Dire que les lois rigides du genre y seraient totalement abolies serait sans doute abusif mais, entre couples hétéros, trios de mecs et quatuors de filles, les barrières semblent s’effriter et de nouveaux assemblages se mettent en place : l’after queer est une parenthèse ouverte où les identités sexuelles figées vacillent pour laisser place à l’expérimentation. Une utopie partielle, en construction ou en déconstruction, selon la façon dont on voit les choses : une faille spatio-temporelle, non pas un renversement total mais une brèche temporaire dans la norme.

Mais l’utopie n’est pas forcément au goût de tous. Une copine de la nuit parisienne, de passage à Berlin, vient faire un saut à l’after. Je l’accueille du mieux que je peux mais je sens bien, après quelques minutes, qu’elle n’est pas tout à fait à l’aise, que le moment, dans son regard, n’est probablement pas aussi reluisant que ça – et pourtant il me semble elle en a vu d’autres. Alors, observant l’after à travers ses yeux je note les pochons vides qui traînent ici et là, la fatigue et l’usure sur les visages alentours, les cernes qui se creusent et je me dis qu’en effet, tout ça a peut-être déjà bien duré, qu’il est sans doute temps d’aller enfin s’allonger. Au moment de rentrer avec Victor, un DJ du crew Lecken rencontré quelques semaines plus tôt, je retourne faire un saut dans la chambre signaler mon départ à Manon. Sur le lit, cinq filles paraissent bien décidées à faire durer la soirée. Dans l’entrecroisement tentaculaire de bras, de jambes et de têtes, je finis par apercevoir le visage de mon amie. Je lui fais signe que je m’en vais mais elle semble bien trop occupée pour me répondre alors je ne m’attarde pas trop. « Les lesbiennes sont devenues plus gays que les gays eux-mêmes », soupire amusé Sebastian avec son doux accent allemand, attendant sur le pas de la porte Eliav pour enfin sagement se coucher. Dehors, la nuit est déjà tombée mais promet, pour d’autres, d’être encore longue.

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