VICE x BSB x Queer Appropriation
Photos : Miles Fischler

Montage : Hendrik Wittock

Société

L'appropriation de la culture queer dans la musique et la nightlife

« Ce qui a commencé comme une insulte, semble devenir un mot à la mode. C'est comme si tou·tes les artistes voulaient être queer. »

Ça fait un bail que certaines personnes dénoncent l’appropriation culturelle, ou du moins s’en plaignent. On utilise ce terme pour dénoncer la façon dont un groupe dominant de la société emprunte certains éléments culturels à des groupes opprimés sans tenir compte de leur contexte ou même le connaître, et surtout, sans leur en donner le crédit — au sens propre ou figuré – tout en gagnant de l'argent là-dessus et en se faisant passer pour woke. D’autres boudent en revanche le fait que la discussion revienne toujours sur la table, principalement parce que ça les emmerde qu’on les traite de racistes juste parce qu’elles ont acheté une nappe « avec un imprimé exotique ». Et puis, il y en a aussi qui s’en tapent complet, mais si c’est votre cas, ce n'est probablement pas votre culture que les autres s’approprient.

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En mars 2021, on avait organisé une discussion sur l'appropriation culturelle des esthétiques noires dans le monde de la musique et la mode en collaboration avec le Beursschouwburg à Bruxelles et Black History Month Belgium. Début mai, on a remis ça avec le Beursschouwburg, cette fois avec la Belgian Pride, au sujet de l'appropriation culturelle des esthétiques queer. 

L'artiste pop Bryn (il/lui) et la performeuse drag et fondatrice de Bénédiction Juriji Der Klee (elle) sont venu·es au studio. Le mannequin, DJ et fondateur de ROYALE Amari Bouzin (il/lui) et moi-même (il/lui) avons rejoint en visio la conversation animée par Rachael Moore (elle). Rachael est elle-même activiste queer et travaille à la Belgian Pride. Elle est également la cofondatrice de Rainbow Nation, une organisation qui a pour but de créer un espace safe pour les personnes queer de couleur, de Bruxelles et d’ailleurs. 

Visionnez la conversation ici :

Au fait, qu’est-ce qu’on entend par culture queer ?

La signification du terme « queer » n’est pas toujours très claire, même pour les personnes LGBTQIA+. C’était un terme autrefois utilisé comme une insulte – ça veut dire « bizarre », en gros –, mais il a été ensuite réapproprié par les personnes LGBTQIA+ de manière positive. Tout le monde n'aime pas ce terme pour autant. En mettant les personnes queer dans le même panier, on perd de vue le caractère unique de chacune de nos identités. De plus, en utilisant un mot comme « queer », on risque d’invisibiliser les personnes queer de l’acronyme qui bénéficient déjà de moins de visibilité. Cela dit, ce terme « queer » permet aussi une certaine fluidité pour les personnes LGBTQIA+, qui peuvent évoluer avec les différents spectres de la sexualité et de l'identité de genre, sans avoir à passer « officiellement » d'une case spécifique à une autre. 

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Juriji a du mal avec le terme « queer » pour une autre raison encore. Elle raconte qu'un jour, au supermarché, l’aubergine bio qu’elle tenait a déclenché chez elle une réflexion : « Tu peux coller ce label bio sur n'importe quoi, quel que soit le faible pourcentage d'ingrédients biologiques dans tes produits. Je ressens la même chose à propos de l'étiquette "queer". À long terme, tu ne sais plus ce que ça signifie, et peut-être que ce n'est pas une si mauvaise chose ; mais ça rend le débat difficile parce que t’es peut-être juste en train de parler d'autre chose, en fait. » (Si vous voulez voir une partie du talk à ce sujet, l’histoire de l'aubergine de Juriji commence environ à 1:10:22. Ça vaut de l’or.). 

Pour Rachael, cette évolution et ce changement sémantique sont bons à prendre. « Il n'y a pas de mal à ce que “queer” ait une signification différente selon les gens, dit-elle. Par exemple, ma queerness est liée au fait que je sois noire, et signifie donc quelque chose de différent pour les Blanc·hes. » De même qu'il n'y a pas une seule culture noire, il y a autant de cultures que de communautés LGBTQIA+, et ce nombre est extensible à l'infini. Les gens évoluent, tout comme la langue ; c’est aussi pour ça qu’on utilise le « + » dans l'acronyme. Les différentes communautés peuvent partager certaines caractéristiques, sans pour autant être les mêmes. 

Qu'est-ce que la culture queer dans la musique ?

Parce que le mot « queer » peut dire tellement de choses différentes et qu’on ne sait pas exactement d'où nous vient la sauce, c’est important de mettre en lumière son histoire personnelle avant tout. Pour Bryn, les comédies musicales ont eu un grosse influence ; notamment High School Musical et Camp Rock, dans lesquels il pouvait s'identifier aux « theater kids » – des modèles pour de nombreuses identités queer. Mais le premier artiste queer que Bryn a vraiment suivi avec passion, c’est Troye Sivan : « C’était le premier mec gay à faire de la musique gay ; il chantait ouvertement sur ses relations avec les hommes et mettait des acteurs masculins dans ses clips. Jusque-là, je ne savais pas que tout ça était possible ! » 

Évidemment, la « queerness », c’est bien plus que la sexualité. C'est aussi l'identité de genre, à la fois dans l'apparence et dans le son. Pour moi, Everything But The Girl, avec non seulement la voix mais aussi le style androgyne de la chanteuse Tracey Thorn, a été une première révélation dans ce domaine. La voix flottait entre le masculin et le féminin, chaude et pourtant aiguë. Sur la pochette de leur album-compil Like The Deserts Miss The Rain, Tracey et son partenaire Ben Watt regardent droit dans l'objectif, en tenant la porte ouverte. C'était mon introduction au son pop électro qui explorait les frontières du genre.

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Dans le domaine musical, c’est encore le plus souvent à un style esthétique que « queer » est associé. « Au début de ma transition, j'ai été très inspirée par Annie Lennox et David Bowie », lance Juriji à ce sujet. « Des artistes comme Madonna et Michael Jackson avaient aussi une sorte d'énergie du “troisième genre" qui me plaisait beaucoup, ce qui m'a fait comprendre que le genre n'est pas binaire, ou en tout cas, ne devrait pas l’être. » Rachael trouve sexy la non-conformité des genres de ces artistes. Ça ne laisse pas indifférent de se voir représenté·e par ce genre d’artistes dans la musique. 

L'importance de la représentation devient d’autant plus évidente dans des genres musicaux dont on pense qu’ils ne nous conviennent pas en raison de notre queerness. Des artistes comme Zebra Katz, Kevin Abstract et Frank Ocean ont clairement prouvé que le hip-hop et les styles qui en sont dérivés pouvaient aussi être représentés avec succès par des artistes queer. Enfant, Amari faisait du skate et écoutait surtout du Syd (The Internet) et du Frank Ocean. En grandissant, il a commencé à chercher des artistes trans auxquel·les il pouvait s'identifier. Tosh Basco ou boychild, par exemple, ont pour lui été de grandes sources d'inspiration au niveau de l'image des hommes trans et de leur corps. « En ce moment, il y a des artistes queer comme Lil Nas X qui m’inspirent, notamment pour la façon dont iels intègrent leur propre histoire queer. », ajoute-t-il.

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Alors c’est quoi, l'appropriation culturelle des cultures queer ?

Selon Bryn, l'industrie musicale, c’est surtout une question d'esthétique. « Avant, les gens voulaient voir des “artistes simples”. Maintenant, tout le monde veut des gens qui en font des tonnes. Et les artistes s'inspirent beaucoup de cultures auxquelles iels n'appartiennent pas pour y parvenir. La mode masculine – aussi stupide que ça puisse être de diviser en genres – est souvent plus simple. Pour rendre ça plus excitant, les artistes empruntent beaucoup de choses à la culture queer, comme le maquillage, les bijoux, les vêtements… On leur en attribue ensuite le mérite, même si ces choses existaient déjà longtemps avant. »

Rachael vient soutenir le propos de Bryn et regrette le fait que des personnes comme Harry Styles aient été félicitées pour avoir osé porter une robe sur la couverture d'un magazine, alors qu'une personne queer doit subir des agressions verbales ou parfois même physiques si elle fait pareil dans la vie quotidienne. « Certaines personnes ont plus de droits que d'autres et, grâce à leur notoriété, se permettent de faire des choses pour lesquelles d’autres se font descendre. », dit-elle. Il s'agit aussi parfois d'avoir le privilège du choix, ajoute Bryn : « Il y a des artistes hétéros cis qui s’approprient des éléments queer sur scène pour être cool, mais pas dans leur vie de tous les jours. Iels bénéficient du glow sans se taper la haine qui va avec. En plus, iels sont payé·es pour ça. » Pareil au sein la communauté queer pour les personnes qui ne sont pas des artistes, explique Juriji : « En teuf, les personnes queer vont souvent porter des paillettes et du maquillage, alors qu’elles n’en portent pas au quotidien. Alors pourquoi il y a encore tant de fémiphobie et de misogynie dans nos communautés ? » Rachael se souvient aussi du célèbre baiser entre Madonna, Christina Aguilera et Britney : « Les gens pensaient que c'était avant-gardiste ! En plus, les trucs comme ça, c’est surtout apprécié par le regard des hommes. Ces femmes ont le privilège de s'embrasser sur scène mais n'ont pas à en supporter les conséquences – ou très peu. Tout le monde n'a pas ce luxe. »

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Le rôle des médias

Le problème se situe aussi en grande partie au niveau des médias, qui considèrent l’identité queer comme une tendance. Parfois, les marques veulent travailler avec des artistes queer uniquement parce qu'iels sont queer, et non pour leur musique. « En interview, ça arrive qu’on ne me parle que de mon identité queer, explique Bryn. Puis, on me demande par exemple comment mes parents gèrent ça ; des trucs pas forcément liés à ma musique. C’est parfois difficile de ne rien pouvoir dire à ce sujet, parce que c’est aussi ça qui me nourrit. Je me demande même si j’aurais toujours des interviews si je fermais cette porte. » Les médias veulent du buzz que leur donne la lutte des personnes queer sans parler de la musique ou du reste de l’expérience d'une personne queer.

Une autre partie du problème : de nombreuses contributions de personnes queer ont été « straightwashed » par les médias. Pensez au grunge ou au punk. Ces genres sont devenus mainstream alors qu’à l'origine, il y avait beaucoup d'éléments queer dans ces musiques et chez ses artistes. C'est aussi une raison pour laquelle tant de jeunes reviennent à des artistes comme Kurt Cobain, qui ont exploré les frontières entre les genres dans leur style, dans les sujets qu'iels abordaient en musique. 

Pour Amari, c’est clair qu’on manque de ressources : « On n'a pas le temps, l'espace ou le self-care qui nous permettrait d'avoir ces débats importants. Le problème de l'appropriation culturelle, c'est qu’on ne s'en rend compte que lorsqu'il est déjà trop tard. » Selon Rachael, la vitesse à laquelle l'appropriation culturelle se produit est également liée à « un manque d'archivage ». C’est pas pour rien que l'archivage était le thème de l’édition 2021 de Black History Month Belgium. Si la majeure partie de votre culture est transmise verbalement, il est difficile de prouver qui était là « en premier·e ». Les réseaux sociaux n'améliorent pas la situation. C’est devenu tellement simple de partager des carrousels de contenus activistes ; mais si vous faites ça uniquement pour gagner des points woke, c’est pas la peine. Être un·e allié·e c’est important, mais ça implique de prendre la place et la parole des gens dont les vécus ne sont pas les vôtres. 

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Quid du rôle des personnes queer dans l'appropriation culturelle ?

Rachael nous tient responsables de la manière dont on contribue ou non à l'appropriation culturelle : « On travaille tou·tes dans des secteurs qui s'inspirent des cultures dont on fait également partie, mais on mène toujours une double vie : on est nous-mêmes, mais on doit aussi survivre dans un système capitaliste. » Comment se responsabiliser ? Le faisons-nous suffisamment ? Pour Amari, c'est un peu trop tôt : « C'est la première fois que les Blanc·hes nous ont permis d'entrer dans le système capitaliste. On a une place à cette table et parfois, je me demande si c'est pas un piège. On doit éviter que les autres deviennent les gardien·nes de notre culture, de notre image… On est peut-être encore un peu naïf·ves et espérons que ça s'arrêtera un jour, mais ce ne sera probablement pas le cas. Pour l'instant, c'est encore une question de compromis : OK, je vais poser pour ta photo et je vais ensuite profiter de cette occasion pour raconter mon histoire. » 

Qu'en est-il niveau nightlife et culture queer ? « À Bruxelles, on a vu pas mal de nouveaux espaces queer débarquer, comme Los Ninos, Benediction, FFORMATT, Not Your Techno…, introduit Rachael. Ça nous a donné de l'espoir et des occasions de nous rencontrer pour développer encore notre culture queer, et même la partager avec le grand public. Mais, encore une fois, est-ce que ça ne contribue pas aussi à cette appropriation culturelle ? » Il faut qu'on ose se regarder en face en tant que communauté. Les hommes gays blancs cisgenres ont déterminé une grande partie du récit de l'histoire de l'activisme et de la représentation queer. La beauté des teufs queer à Bruxelles, c’est qu'elles montrent aussi que la culture queer ne se limite pas à des hommes gays blancs qui dansent sur Starships Are Meant to Fly à moitié nus. Et il est important qu’ils sachent qu’il n’y en n’a pas que pour eux. Soyez là pour en profiter, mais il ne s'agit pas forcément que de vous.   

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Est-ce qu’on fait suffisamment d'efforts pour protéger notre culture ?

Selon Amari, oui, « mais c’est fatigant », dit-il. « Pendant les manifestations Black Lives Matter à Bruxelles, j'ai décidé de partager mes connaissances, mais j'ai perdu 5 kilos en deux semaines. Ça demande beaucoup d'énergie. C'est là que j'ai réalisé que mon discours, mon visage, mon corps... c’est mes ressources, en fait. » Comme pour Bryn et Rachael, la queerness d'Amari est intimement liée à sa couleur de peau, « et tu ne peux jamais raconter toutes ces choses en même temps ». Ce qu’on peut faire, selon lui, c'est protéger notre propre histoire. Même au sein des communautés queer, les gens veulent parfois vous cataloguer, mais vous devez raconter votre propre vécu. 

Bryn mentionne que la communauté gay blanche était et reste très inspirée par la communauté queer noire. C’est pas un peu hypocrite de parler d'appropriation de la culture queer alors qu’il y a des problèmes de racisme et d'oppression au sein même de la communauté ? « J'étais queer avant même de connaître le terme, dit Juriji, mais quand tu te développes, tu dois en prendre conscience. Je n'ai pas “fabriqué" mon identité trans, je suis née comme ça, mais bien sûr, on s'inspire des cultures queer existantes. » Alors comment défend-elle l'utilisation de l'expression « mother of the house » ? « Ça vient en effet de la ballroom et des communautés queer noires, explique-t-elle. Je ne veux pas voler ce terme. Avec le mot "mother", tel que je l'utilise, je veux faire un clin d'œil, et je suis aussi cette maman qui veut aider ses baby performers. Ce mot m'aide également à rayonner l'énergie féminine qui caractérise si bien les soirées Bénédiction. »

Pour Amari, on doit aller plus loin et développer de nouveaux termes. Il raconte comment il a commencé à chercher des « figures parentales » dans la communauté queer, sans trop de succès. « C'est comme ça que @amariskingdom a commencé. Je me suis dit : je suis tout le contraire de ce que serait un roi de Belgique : je suis noir, congolais, non-binaire et queer. J'ai donc fondé mon propre royaume avec des rois, des princes, des princes-x pour les personnes non-binaires... il ne s'agit pas seulement de faire des clins d'œil. On doit creuser davantage et nous réapproprier les idées du courant dominant, comme ils le font avec nous. » 

Avons-nous résolu la question de l'appropriation dans et par les communautés queer avec ce talk ? Non, mais on le savait depuis le début. Bryn résume bien cette impossibilité : « Le problème, c’est aussi que les personnes qui représentent souvent la culture queer dans les médias sont précisément des personnes privilégiées. La discussion doit donc aller beaucoup plus loin, et on doit parler du privilège blanc, du capitalisme... On ne va pas résoudre ce problème maintenant. » On a tout de même entamé cette conversation en soulevant des questions au sein et en dehors des communautés queer et en les rendant accessibles. On va continuer à travailler, à apprendre et à se développer, et le reste dépend de vous. « Si le sujet de l'appropriation agite les gens, c'est aussi parce qu'ils sont paresseux », dit Bryn à ce sujet. Du coup, ne soyons pas paresseux·ses.

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