Histoire

Les «silences criants» des archives LGBT+

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Dans son nouvel ouvrage collectif, le sociologue et historien Antoine Idier a rassemblé 130 ans d’images et documents témoignant d’une histoire des invisibles. Pour «Libération», il en commente quatre, chacune attestant à sa manière du travail historique qu’il reste à accomplir.
par Florian Bardou
publié le 29 octobre 2018 à 11h48

Faut-il y voir un simple livre d'histoire mis en images ? A la lecture du nouveau bébé du sociologue et historien Antoine Idier Archives des mouvements LGBT+, une histoire de luttes de 1890 à nos jours, un ouvrage collectif aux éditions Textuel paru la semaine dernière, la réponse est tout autre : les archives sont précieuses, y compris pour le lecteur, et rassemblées dans cet objet volumineux irisé, donnent un plaisir gourmand renouvelable à l'infini, lié à la (re)découverte d'images et de documents, pour certains jamais montrés. «Il n'y a pas de vérité de l'archive. Il faut se garder de l'essentialisation du document, du pouvoir en soi qui lui est prêté, nuance l'universitaire, auteur d'une biographie du journaliste (à Libération) et militant homosexuel Guy Hocquenghem (1). Certes, le document suscite des émotions, de la colère, un emportement, une joie, etc. Il est créateur. Mais l'archive n'existe que par les questions qu'on lui pose, les relectures inlassables à laquelle on la soumet.»

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Pour parvenir à cet ensemble, retraçant cent trente années d'histoire «des sujets minoritaires» en matière de genre et de sexualité, Antoine Idier s'est par ailleurs entouré d'une vingtaine de chercheurs, militants, écrivains et journalistes, afin de «produire une réflexion théorique sur l'archive LGBT+. Et, aussi, montrer que l'archive ne prenait sens que par un regard porté sur elle». Citons, entre autres, l'éditeur gay Patrick Cardon sur l'ouvrage de Willy, premier mari de Colette, le Troisième sexe, publié en 1927 : «Romancé d'une manière égrillarde, ce livre n'est rien de moins qu'un guide – certes subjectif – des établissements gays et lesbiens de Paris au début du XXe siècle. C'était donc l'occasion et d'une enquête littéraire et de terrain. Littéraire et contextuel : retrouver les titres cités par l'auteur, qui sont l'objet de nombreuses notes de bas de page […]. De terrain : retrouver les lieux, surtout les établissements, et leur destinée, les photographier.»

«Geste infini»

Bien qu'abondantes dans ce beau livre, les images disent aussi les «silences criants» de périodes dont on a aucune trace pour les gays, les lesbiennes ou les trans, comme la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, les archives se multiplient et se diversifient (des revues militantes Arcadie, Gai pied, Lesbia et Têtu aux photos de manifestations pour le pacs et le mariage pour tous en passant par les affiches de prévention contre le VIH/sida). Mais elles sont aussi «hantées par le présent, le passé et le futur de l'oppression», souligne Antoine Idier, reprenant à son compte la formule de l'auteur du Retour à Reims, le philosophe Didier Eribon.

«Dans ce livre, ce qui est reproduit est aussi important que tout ce qui en est absent, tout ce qu'il reste à trouver. C'est un geste infini, explique-t-il. Le plus intéressant à mes yeux n'est pas la constitution d'une archive. Mais le mouvement d'interpellation permanente de l'histoire, de lutte incessante dans le champ historique, de critique des occultations, des silences, etc.» De quoi alimenter le débat sur la conservation des archives LGBT, alors que la création d'un centre dédié à Paris, un serpent de mer vingtenaire, semble au point mort malgré les promesses municipales. «Certaines institutions publiques ont interrogé leur propre politique et ont accueilli des fonds LGBT – elles n'en avaient plus vraiment le choix, à vrai dire : les Archives nationales, la BNF ou le Mucem, par exemple, soulève à ce propos le chercheur. Mais il reste quantité de questions : qui décide ? Qui consulte ? Comment garantir la pérennité ? Qui peut consulter ? Le projet est-il seulement de conserver, ou d'en faire autre chose ?» Gageons que son livre, dont il commente quatre images ci-dessous, suscite des réponses.

«Arcadie», les années «homophiles»

Lettre Arcadie, publiée dans Archives LGBT+

«Dans les années 60, alors que l'homosexualité, "fléau social", est fortement réprimée, pénalement et socialement, la revue Arcadie tente de faire exister une communauté et une culture "homophile". Conservée par le fonds Michel Chomarat à Lyon, cette rare "lettre personnelle" est un des moyens utilisés pour communiquer avec les abonnés, et contourner les censures. Pour grand nombre d'homosexuels, Arcadie a représenté une immense bouffée d'air.»

Les prémices des luttes trans

«Ecrit par Michel Cressole, ancien du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) et proche ami de Guy Hocquenghem, cet article de Libération dresse une histoire des luttes transgenres, au moment où elles portaient encore le nom de "transexuelles". Internée dans le camp du Struthof pendant la Seconde Guerre mondiale, Marie-André Schwindenhammer avait créé en 1965 l'association AMAHO, Aide aux malades hormonaux.»

Représenter les lesbiennes

La une de Lesbia magazine du n°81 de mars 1990. Photo Mémoire des sexualités Marseille.

«La question de la "une", et de la personne qui y figure, se révèle être un enjeu dans l'histoire des journaux homosexuels et lesbiens. Dans les années 80, Homophonies, le mensuel du Comité d'urgence anti-répression homosexuelle (CUARH), reproduit en alternance des photos d'hommes et de femmes, et fut une des rares publications à le faire. Dans l'ouvrage, Catherine Gonnard, qui fut rédactrice en chef de Lesbia à la fin des années 80 et au début des années 90, raconte les innombrables discussions causées par les choix de unes du magazine lesbien, et notamment la difficulté de trouver des modèles disposées à s'exposer publiquement.»

«La radicalité esthétique» d’Act Up Paris

«On retrouve sur cette affiche d’Act Up pour la manifestation du 1er décembre 1997 la radicalité esthétique du groupe, indissociable de sa radicalité politique et de sa politisation de l’épidémie. L’affiche est conservée à Marseille, au Mucem, qui détient un important fonds lié au sida. On peut parfois lire qu’exiger des droits, se battre pour des transformations juridiques et prendre la loi comme terrain de lutte serait une forme prétendue de "normalisation". L’argument est réactionnaire : c’est l’Etat qui détermine nos conditions de vie, "ce sont des lois qui tuent".»

(1) Les Vies de Guy Hocquenghem. Politique, sexualité, culture (éd. Fayard ; 2017).

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