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lobby réacFrancis Dupuis-Déri : "Le discours de la crise de la masculinité est aussi homophobe"

Par Youen Tanguy le 22/02/2019
masculinité

[PREMIUM] C'est un cycle qui semble se répéter depuis des siècles à travers le monde. Lorsque les femmes ou les homosexuel.le.s cherchent à s'émanciper, à obtenir de nouveaux droits, les hommes hétérosexuels paniquent. Et se victimisent. Dans son dernier ouvrage, "La crise de la masculinité, autopsie d'un mythe tenace", Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal, analyse et déconstruit ce discours. Nous l'avons rencontré dans un café du XIe arrondissement de Paris.

TÊTU : Tout d'abord, qu'est-ce que la crise de la masculinité ?

Francis Dupuis-Déri : C'est ce discours conservateur qui veut que les hommes soient en souffrance, justement parce qu’ils sont des hommes. Et la cause de cette souffrance est l’émancipation des femmes, réelles ou perçues, et évidemment l’influence du féminin dans la société. Quand il s'exprime, ce discours est toujours une façon de réaffirmer une définition de la masculinité très précise : hétérosexuelle et "virile", dans le sens où il faudrait être fort, compétitif, violent et autonome. Le féminin serait donc à l’opposé et représenterait la douceur et la passivité. Une fois qu’on a défini l’homme et la femme comme ça, on sait très bien quelles tâches - dans la vie privée, familiale ou publique - reviennent aux hommes et lesquelles aux femmes.

"Il y a quelque chose d’insultant dans la manière de présenter les identités féminines et masculines comme opposées ou contradictoires."

Vous dites dans votre ouvrage que "la crise est donc à la fois autoréférentielle et purement subjective : il suffirait que je me demande ce que signifie être un homme aujourd’hui pour que l’identité masculine soit en crise ». C'est quoi être un homme aujourd’hui pour vous ?

Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas très clair pour moi (rires). Je ne suis même pas sûr que ce soit une identité qui m’intéresse vraiment, en fait. Je suis bien conscient d'être biologiquement masculin et d’avoir été socialisé de manière différente des femmes, mais cette identité masculine ne devrait pas avoir de signification politique, culturelle, professionnelle ou morale. Il y a quelque chose d’insultant dans la manière de présenter les identités féminines et masculines comme opposées ou contradictoires. Cela voudrait dire qu’une part de l’humanité est du côté des femmes et l’autre du côté des hommes. Ces identités relèvent plutôt du cliché que de la réalité.

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De plus en plus de personnes, notamment des jeunes, ne veulent d'ailleurs plus rentrer dans la binarité femme/homme et se disent non-binaires. Certain.e.s militent pour la suppression du genre à l'état civil. Qu'en pensez-vous ?

Je suis un Canadien ! Et nous, les Canadiens, nous y sommes favorables (rires) ! Chez nous, cela pourrait s'imposer 'facilement' et sans trop de douleur. Mais il est clair que cela entrerait en contradiction complète avec les tenants du discours de la crise de la masculinité. Il est extrêmement important pour eux - et elles parfois - que perdure cette opposition binaire dans l’humanité. Sinon, on tendrait à une indistinction des sexes, et donc à une catastrophe civilisationnelle complète. Mais pour moi, tout ce qui peut déstabiliser la masculinité hégémonique est positif (rires).

"La non-mixité masculine a longtemps été la norme."

Tant que vous évoquez le Canada : la crise de la masculinité en France est-elle comparable à celle au Québec, par exemple ?

Il existe des particularités. Tout d'abord, votre spectre politique - de l’extrême gauche à l’extrême droite - est beaucoup plus développé qu'au Canada. Ce qui laisse la place à des gens comme Alain Soral ou Eric Zemmour. Il n'y a pas d'équivalent de ces personnages au Québec. L'autre particularité, qui relève du chauvinisme, est la conviction qu’en France, les hommes aiment les femmes. C'est le romantisme et la galanterie à la française. La tribune revendiquant un "droit d’importuner" (signée par Catherine Deneuve notamment, NDLR), faisant suite à #balancetonporc, était une répétition de ce discours de crise.

La "ligue du LOL" est-elle un symptôme de cette crise de la masculinité ?

Je ne connais pas assez le sujet pour m'exprimer précisement, mais j'imagine que dans ces réseaux, les hommes se lamentaient que les femmes prennent trop de place dans la profession en disant ‘c’est une salope’ (on acquiesce). Ça relève clairement de la crise de la masculinité (il réfléchit). En même temps, c'est aussi un schéma très classique d’hommes de pouvoir qui se retrouvent entre eux et sont juste bêtement misogynes et machistes.

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Selon vous, il faut "casser la solidarité masculine". En quoi la non-mixité chez les hommes est problématique ?

La non-mixité n’est pas un principe universel. Plutôt une sorte de prérogative politique pour les groupes dominés ou marginalisés. La non-mixité masculine a longtemps été la norme et l’est encore dans certains milieux. C'est pour les hommes le moyen, avant tout, de garder le pouvoir (culturel, politique... etc). C’est la notion de 'boy’s club'. Si les féministes se sont organisées en non-mixité de contestation, c'est pour combattre ça.

Pourquoi accepte-t-on cet entre-soi quand il concerne des hommes blancs hétérosexuels, alors que l’on parle de communautarisme dès lors qu’il concerne des femmes ou des minorités (les hommes gays par exemple) ?

Au Québec et au Canada, on a été élevé dans le culturalisme. C’est donc totalement logique que la pluralité de la société s’exprime par la création d'espaces communautaires. En France, c'est complètement l'inverse. Le fondamentalisme républicain domine et la voix du peuple s’exprime à travers l’Assemblée nationale, unifiée et supérieure. Du coup, quand la pluralité de la société se fait entendre dans la société, les élites politiques ont beaucoup de difficultés à l'accepter.

"Aller dans la rue pour dire non au mariage pour tous, c’est une logique de caste aristocratique totalement homophobe."

Plus globalement, en quoi la crise de la masculinité peut-elle impacter la communauté gay ?

En venant ici ce matin, je me suis justement dit : ‘merde, c’est sûrement une question qui manque dans le livre’. Le discours de la crise de la masculinité est implicitement et parfois explicitement homophobe. Pourquoi ? Parce que la masculinité en crise est supposée hétérosexuelle. L’homosexualité serait donc une 'preuve' de la féminisation de la société. C’est une homophobie qui ne dit pas son nom, mais qui se fait au nom d’un conservatisme des valeurs.

En France, on constate une recrudescence des actes homophobes, notamment depuis les manif pour tous...

Ah oui, c'est vrai que vous avez eu ça... (rires).

Pensez-vous que la crise de la masculinité s’est exprimée lors des Manif pour tous ?

Aller dans la rue pour dire non au mariage pour tous, c’est une logique de caste aristocratique totalement homophobe. L'idée est de dire : 'J’ai des droits, mais je ne veux pas que ces droits deviennent universels car je ne serai plus supérieur'. Pour moi, c'est la seule manière d’expliquer que ces gens se sentent scandalisés que d’autres personnes aient le droit de se marier. On ne meurt pas du fait que les autres se marient.

Dans la rue, on voyait majoritairement des personnes blanches et catholiques. La religion est-elle en crise de masculinité aussi ?

J’ai retrouvé des traces de discours de crise de la masculinité chez les chrétiens protestants et catholiques, chez les juifs et chez les musulmans. Donc on peut être dans une de ces trois grandes religions et avoir la conviction que 'nos hommes' sont en manque de modèle masculin et qu’il faut les 'reviliriser'. A la fin du XIXe siècle, côté anglo-saxons, il y avait la 'chrétienté musculaire' : des mouvements de refondation chrétienne socialiste avec des camps dans les bois, ou l'on jouait de la guitare et l'on coupait du bois. Aujourd'hui, ça peut se faire avec des clans de retraites et des stages de virilité chrétienne, comme on en voit beaucoup aux Etats-Unis et en France en ce moment.

"Le masculin a encore de beaux jours devant lui."

Vous dites que "la crise de la masculinité n’est pas arrivée, mais elle est en train d’arriver". A quoi doit-on s’attendre dans les prochaines années ?

En bon politologue, j’hésite toujours à faire des prédictions parce qu’on se plante tout le temps (rires). Mais là, je pense que je peux m’y risquer. Ce discours, déjà très présent, va continuer de s’installer. Le masculin et le féminin restent encore des choses conventionnellement bien distinguées dans l’esprit des gens (valeurs, comportements, principes… etc). Il n’y a pas encore eu de 'vraie' crise de la masculinité. Le masculin a encore de beaux jours devant lui.

Il aurait fallu appeler votre ouvrage "La non-crise de la masculinité"...

On a eu des discussions sur le titre. Moi j’avais proposé : "Quelle crise de la masculinité ?". Mais bon… (rires).

 

Francis Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, éditions Remue-Ménage, Paris, 2019.

#VirilSiJeVeux : retrouvez en kiosques le numéro 218 du magazine TÊTU, paru le 20 février.

Crédit photo : Guillaume Lamy.