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pornoDans les entrailles de nos fantasmes et du porno avec le sociologue Florian Vörös

Par Nicolas Scheffer le 05/11/2020
Dans les entrailles de nos fantasmes et du porno avec le sociologue Florian Vörös

Le sociologue Florian Vörös publie une enquête sur les fantasmes des hommes. À l'appui de dizaines d'entretiens avec des hétéros et des gays, il interroge notre rapport à la masturbation, au porno et à la masculinité. Rencontre.

Comment se construisent nos désirs ? Alors que nous consommons énormément de pornographie, le sujet est un tabou. D'ailleurs, au fond qu'est-ce qu'on regarde ? Comment voit-on un film X ? Entre la branlette rapide et le rituel codifié, Florian Vörös, enseignant-chercheur en sociologie à l'université de Lille, pose son regard sur nos fantasmes dans un essai qui paraît ce jeudi 5 novembre. Dans Désirer comme un homme, il interroge des dizaines d'hommes, blancs, de la classe moyenne et supérieure. Certains sont homos, d'autres hétéros. Ils ont en commun une chose : leur amour du porno et de la masturbation.

Florian Vörös partage un moment avec ces hommes, parfois des heures. Au cours de ces entretiens, il les amène à se livrer, à parler de leurs pratiques sans filtre mais sans complaisance. Certains hommes se cachent pour se masturber, utilisent le porno comme un sas de décompression dans la journée.  D'autres considèrent la pratique presque comme un sport collectif, une manière de faire groupe et de montrer leur virilité. Le désir et les fantasmes peuvent permettre de se sociabiliser autour d'un fétiche ou d'une communauté de fans.

Quoi qu'il en soit, l'auteur décrit des fantasmes autorisés et d'autres que l'on s'interdit, que l'on cache. Le docteur en sociologie en conclut que l'usage du porno conduit à créer des normes et une construction de l'identité gay et les interroge.

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Il regrette un modèle consumériste du désir, tout en s'abstenant d'une démarche abolitionniste. Ce qu'il souhaite, c'est que le porno amène à nous questionner. Et notamment, à propos de la position des hommes, blancs, de la classe moyenne et supérieure. Le constat : le porno est fait par et pour eux. Ce regard rend difficile sinon impossible l'exploration de nouvelles jouissance. Pourtant la vie gay a un temps d'avance sur les hétéros à propos de la recherche de nos corps. Alors, cassons les dualismes masculin/féminin, actif/passif, blanc/racisé et découvrons un nouveau monde de jouissance. Rencontre avec Florian Vörös.

Qu’est-ce qu’un bon porno ?

À cette question, les hommes répondent souvent : c’est un porno qui fait bander, point ! Mais en fait, dès qu’on rentre dans le détail de leurs pratiques, leurs propos sont plus hésitants, parce que le plaisir se mêle à la morale : est-ce que c’est 'bien' de bander là-dessus ? Pour les hommes hétéros, cette question se pose surtout par rapport au problème de la domination masculine. Pour les hommes gays, c’était surtout les fantasmes bareback qui posaient problème, avant l’arrivée de la PrEP en tous cas. Les fantasmes sont toujours politiques parce qu’ils impliquent des manières de faire société à travers le sexe.

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Le post-porno peut-il être un porno de masse ?

Le porno est un divertissement qui repose sur une érotisation des stéréotypes, des normes et des hiérarchies sociales liées au genre, à la race et à la classe. Le post-porno est une expression artistique et politique qui invite à interroger ces normes et ces hiérarchies. La réflexion sur le divertissement n’a pas vocation je crois à remplacer le divertissement lui-même. Le porno reste une expérience sensorielle irremplaçable. Mais se confronter à des expressions queer permet en retour de mieux interroger les normes de jeunesse et de virilité du porno gay commercial.

Dans votre livre, vous interrogez de nombreux hommes gay et hétéros. Certains racontent avoir de la répugnance à l’idée de regarder certaines vidéos qui véhiculent des stéréotypes notamment racistes, sexistes, machistes… Est-ce que ce n’est pas justement ça qui fait bander ? Avoir un espace fictionnel où peut se réaliser ce qu’on s’interdit de penser dans la vie sociale ?

Je ne dirais pas que les hommes blancs de classe moyenne et supérieures s’interdisent le racisme et la misogynie. Je dirais plutôt qu’ils sont préoccupés par leur réputation morale, par leur image d’homme bien sous tous rapports. Me raconter leurs fantasmes porno avec sincérité les a parfois confrontés à l’emprise des stéréotypes sur leur sexualité. Du coup cela ne colle plus nécessairement avec la bonne image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Les hommes blancs dépensent malheureusement plus d’énergie à ne pas apparaître individuellement comme sexistes et racistes, plutôt qu’à effectivement combattre le sexisme et le racisme qui structurent l’ensemble de la société.

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Les fantasmes ne sont pas extérieurs à la société. La "beurette" dans le porno hétéro et le "lascar" du porno gay sont des produits dérivés de la culture coloniale française. Aussi, ces fantasmes ne sont pas que des reflets du racisme, ils participent activement à la reproduction symbolique de l’ordre racial, en assignant des places prédéfinies à chacun. Ceci dit, le fantasme est un jeu dont l’issue n’est pas donnée à l’avance d’avance. Il y a toujours de la marge de manœuvre pour le détricotage des stéréotypes.

Il y a également des personnes racisées qui s’amusent de ce stéréotype et le construisent comme un jeu…

Il y a effectivement une réappropriation du stéréotype par les minorités et c’est parfois la condition si on veut avoir du succès sur les applications de rencontres. Ce qui m’a marqué dans le discours des hommes gays blancs, c’est leur propension à faire porter le chapeau du stéréotype aux hommes non-blancs qu’ils racialisent : "Je ne suis pas raciste, mais en même temps ils sont vraiment comme ça" est une phrase que j’ai beaucoup entendue lors des entretiens.

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Le désir sexuel suppose-t-il nécessairement un rapport de domination ?

Dans notre culture contemporaine, le désir se construit souvent par un rapport de domination. Il ne s’agit surtout pas de faire une police des désirs et des pratiques. Mais on a besoin d’une forme d’honnêteté dans ces rapports, d’en parler avec sincérité, pour se donner les moyens, de construire ensemble des mondes érotiques moins centrés sur les normes et les hiérarchies dominantes.

Est-ce qu’on peut éduquer ses fantasmes, les maîtriser ?

On peut les éduquer, mais ça n’implique pas nécessairement de les maîtriser. Il s’agit d’expérimenter en allant au-delà des normes. Le fantasme, la masturbation, la baise ou la drague, ça peut être des espaces où l’on discute et où on reconnaît qu’on peut reproduire des hiérarchies quand on est un homme blanc. Les hommes gays par rapport aux hétéros ont plus facilement accès à un savoir-faire pratique sur la manière de jouer avec la virilité. Mais les hommes gays blancs se complaisent encore beaucoup dans l’ignorance concernant la manière dont les stéréotypes raciaux organisent la vie gay.

 

Crédit photo : Shutterstock
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