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sériesOcéan : "Être politique, c'est aussi donner de la force aux autres"

Par Rozenn Le Carboulec le 13/05/2019
Océan

[PREMIUM] Dans une série documentaire en 10 épisodes pour France TV Slash, le comédien et réalisateur Océan raconte sa transition de femme à homme. Son coming-out, ses rendez-vous médicaux, son changement d’état civil, le regard de ses proches, y sont montrés dans des plans intimistes, empreints de légèreté. TÊTU l’a interviewé.

17 mai 2018. Il y a un an tout juste. Océan faisait son coming-out d’homme trans’ chez nos confrères et consoeurs de Komitid. Il était alors en plein tournage d’une série documentaire sur sa propre transition, débutée quelques mois plus tôt. Dans ces 10 épisodes d’une dizaine de minutes chacun, disponibles depuis le 3 mai sur France TV Slash, il n’élude rien. Ou presque.

Son coming-out à ses proches, ses rendez-vous médicaux - psychiatre, orthophoniste, phoniatre... -, sa première injection de testostérone. Le regard de ses ami.e.s - souvent maladroit mais toujours bienveillant -, les heures passées à la salle de sport avec son coach, son changement d’état civil. Le regard et les propos de sa mère - très violents -, les répercussions sur son métier de comédien. Ses amours. Son immersion dans le milieu queer, le militantisme, son opération. Son premier rasage. Et les injections, toujours. 

On termine le visionnage avec un avis mitigé, malgré les éloges lues ici ou là. Notamment à cause de cette - trop ? - grande place accordée à son corps. Puis on le rencontre, dans un café parisien, et il a réponse à tout, fait tout exploser. Comme les normes de genre, la masculinité toxique, qu’il questionne tout au long de notre entretien. Et l'on se rend compte, rapidement, que derrière l'apparente légèreté de ces épisodes, le contrôle de son discours et de son image est en fait omniprésent. Jusque dans cette interview, dont il a souhaité retoucher plusieurs passages. Demandes que l'on a acceptées exceptionnellement, car face au manque criant de représentations LGBT+ en France, et trans' particulièrement, son propos est bien trop important.

 

"Je partais moi-même vers l’inconnu. Je savais juste que cette transition serait joyeuse, car je suis quelqu’un de joyeux en général."

 

TÊTU : Quelles étaient tes intentions en réalisant cette série documentaire ? Quel message voulais-tu faire passer ?

Océan : Je voulais offrir une représentation positive qui puisse donner de la force aux jeunes trans’. Quand j’ai fait “La Lesbienne invisible” (son premier spectacle, en 2009, ndlr) c’est parce que je me suis rendu compte qu’il n’y avait, à l'époque, quasiment que des représentations de lesbiennes psychopathes, folles furieuses, dépressives… J’ai eu envie de faire bouger les lignes, mettre à mal les préjugés. Ça a été pareil pour cette série.

Je voulais, au départ, faire une fiction. Mais je n’ai trouvé personne pour m’accompagner et on me suggérait à chaque fois de faire un documentaire. J’ai donc décidé de suivre ma première année de transition, sachant que je partais moi-même vers l’inconnu. Je savais juste que cette transition serait joyeuse, car je suis quelqu’un de joyeux en général. 

Tu disais, sur France Inter notamment, que tu avais voulu faire ce projet "pour les mamans qui s'inquiètent". Mais ta mère tient un discours très violent dans la série. Est-ce qu’il n’y a pas un décalage entre ton intention et ce qui en ressort finalement ?

Je ne crois pas, car on sent qu’elle ne me lâche jamais. Les gens sentent sa violence, les personnes trans’ en particulier sont heurtées par ses propos. Mais je pense que le meilleur moyen d’engager des discussions est d’offrir un miroir aux gens qui pensent pareil. Quand on se rend compte qu’un vécu est systémique, qu’on soit privilégié ou dominé, on peut prendre de la distance et évoluer. Par exemple, quand ma mère dit qu’il faut qu’elle fasse "le deuil", elle a l’impression d’une révélation intime, alors qu’elle a la même réaction que tous les parents.

Océan : "Être politique, c'est aussi donner de la force aux autres"
Crédit photo : High Sea Prod.

 

"Dans 'La Lesbienne invisible', jouer la carte de ‘l’hétéro-passing’ en étant très féminine à l’époque, était, inconsciemment bien sûr, une stratégie de survie."

 

J’ai le sentiment que tu tenais un discours plus radical avec "La Lesbienne invisible", "Chatons violents"… et que ta démarche, depuis "Embrasse-moi" (une comédie romantique lesbienne), consiste aujourd’hui davantage à vulgariser et banaliser les vécus LGBT. C’est juste ? En voulant à tout prix proposer des contenus légers, montrant des parcours positifs, n’as-tu pas peur de dépolitiser ton travail ou de le vider de sa substance ?

Non, je ne suis pas d’accord avec toi. Dans « La Lesbienne invisible », jouer la carte de ‘l’hétéro-passing’ (passer pour une personne hétéro, ndlr) en étant très féminine à l’époque, était, inconsciemment bien sûr, une stratégie de survie. J’avais intériorisé toute cette culpabilité et toute cette homophobie et je cherchais, au début, la reconnaissance des hétéros.

Je trouve « Embrasse-moi » plus irrévérencieux, même si c’est moins « voyant ». Il n’y a pas de mecs, c’est une histoire entre deux femmes, dans laquelle on se fout des hétéros, même si c’est fait avec légèreté. Et pour moi, nier un environnement homophobe est aussi une façon de ne pas s’embarrasser de celui-ci. C'est un choix extrêmement politique à mes yeux.

Pour ma transition et ce documentaire, dire « une transition est une émancipation, ce n’est pas nous qui avons un problème, c’est vous ». Et clairement, reprendre le pouvoir sur nos vies et nos narratifs, c'est très politique. Parce qu'être politique, ce n’est pas uniquement parler des discriminations et des violences. C’est aussi donner de la force aux autres. J’ai d’ailleurs reçu 10 témoignages de personnes qui m’ont dit qu’elles avaient eu un déclic et qu’elles allaient faire leur coming-out. 

 

"Il est possible de vouloir ressembler socialement à ce qu’on attend d’un homme, tout en questionnant la masculinité."

Océan : "Être politique, c'est aussi donner de la force aux autres"

Océan : "Être politique, c'est aussi donner de la force aux autres"
Crédit photo : High Sea Prod.

 

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Dans la série, tu questionnes beaucoup ton rapport à ta propre masculinité. Mais tu peux aussi par moments donner à voir des scènes qui valident des clichés masculins et hétéros. Est-ce qu’il n’y a pas, là aussi, un décalage entre tes intentions et ce que tu montres ?

En fait, ce que je montre, c’est qu’on est tout le temps dans un espèce de jeu de représentation du genre. Performer la masculinité est très dur à assumer, y compris dans le milieu LGBT, car la transphobie vient aussi beaucoup des personnes cis’ féministes, lesbiennes ou hétéros, qui nous reprochent de transitionner. Avec toujours ce même argument : pourquoi aller vers la masculinité alors que tu es hyper féministe ? C’est une question un peu piégeante au début, mais la réponse est que les deux sont cumulables. Il est tout à fait possible de vouloir avoir un super ‘cispassing’ (vouloir "passer pour" une personne cisgenre, ndlr), de vouloir ressembler socialement à ce qu’on attend d’un homme, tout en questionnant la masculinité.

Par ailleurs, quand tu es en début de transition, tu vis des moments d’immense vulnérabilité. Quand j’aurai un ‘cispassing’ depuis longtemps, peut-être que je m’amuserai à me remaquiller, à être plus fluide. Parce qu’en réalité, je pense que passer pour un mec cis’ tout le temps n’est pas agréable. Il y a un moment où tu ne veux pas être assimilé à eux, que tu as besoin d’être perçu comme un mec trans’. Donc je suis assez persuadé que je vais évoluer.

 

"Tout d’un coup, les hommes sont avec moi comme j’attendais qu’ils se comportent depuis 40 ans."

 

Océan : "Être politique, c'est aussi donner de la force aux autres"
Crédit photo : High Sea Prod.

 

Tu dis régulièrement que tu as encore plus pris conscience des privilèges masculins depuis que tu es perçu socialement comme un homme. Ça se concrétise comment ?

Par exemple, quand je me suis pour la première fois retrouvé dans un groupe avec cinq femmes, que quelqu’un est arrivé et nous a genré au masculin-pluriel, je l’ai vécu comme une immense violence ! Parce que je ne trouve pas que ma présence légitimait que toutes ces meufs soient genrées au masculin. Alors qu’avant, c’était une règle de grammaire que je ne remettais pas en question.

Une autre fois, je me suis retrouvé à marcher dans une ruelle sombre sous un tunnel, près d’une femme seule, elle a checké qui était derrière elle. Quand elle m’a vu, j’ai senti une tension qui s’installait dans son corps et j’ai vu qu’elle se crispait. Ça m’a déchiré le coeur ! C’est ça qui m’a choqué, en fait : ce que je produis chez les femmes. Et quand tu vois que des hommes prennent le pouvoir et profitent de ça, ça te rend fou.

D'ailleurs, maintenant, j'ai la sympathie des hommes. Ils sont avec moi comme j’attendais qu’ils se comportent depuis 40 ans. Tout d’un coup, j’ai l’impression d’être leur copain. Alors qu’avant j’étais soit une cible, soit une ennemie. Tu te dis, pour la première fois : « Cool, il ne va pas essayer de me baiser ou de montrer qu’il domine ». Et ne serait-ce que le penser est très choquant.

En réalité, ça ne fait que me mettre en permanence dans un état de colère. Du fait de mon âge, et du fait que je ne me suis pas toujours senti trans’, ça rend tout tellement relatif et stupide quand on me traite comme un bonhomme. La question du genre explose en plein vol. Et c’est ça qui peut sembler paradoxal. Je fais à la fois tout pour être perçu en tant qu’homme cis' et je me conforme à une socialisation masculine, mais en réalité, la binarité n’a vraiment plus de sens.

 

"Les injections de testostérone racontent à quel point je reprends le pouvoir sur mon propre corps."

 

Les militants LGBT regrettent régulièrement que la transidentité ne soit abordée que sous le prisme de la médicalisation, des traitements hormonaux, des opérations chirurgicales. Tu as pourtant choisi d’accorder beaucoup de place à tous tes rendez-vous médicaux. Pourquoi ?

Parce que c’était mon parcours. Pour autant, je fais moi-même partie de ceux qui disent qu’il y en a marre que les trans’ soient ramené.e.s aux opération et aux hormones. Ça peut sembler paradoxal de dire ça, mais encore une fois, j’ai simplement voulu être honnête, et il y a un an et demi, les hormones et les opérations étaient mon obsession.

Puis il y a le problème du financement. Si j’avais éludé absolument l’aspect médical, est-ce que Francetv Slash aurait suivi ? Je n’en suis pas sûr.

Non, en effet, mais il y a quand même beaucoup de plans d’injections de testostérone.

Oui, mais ce ne sont pas simplement des injections. Elles racontent à quel point je reprends le pouvoir sur mon propre corps : d’abord, on fait n’importe quoi avec mes potes cis’, on n’y connaît rien, et ça me tient à coeur de le montrer car plein de trans’ commencent comme ça. Ensuite, ça devient un peu plus sérieux avec une infirmière, et moi je suis vraiment passif. Puis j’apprends à me piquer moi-même, puis à mes potes, et pour finir je demande à mon amoureuse de me piquer. On s’éloigne peu à peu du système médical objectivant et de la psychiatrisation. Et cette narration-là est jolie et signifiante je trouve. Parce qu’au fond, ça parle de transmission.

Il y a un passage très intéressant, sur les conséquences de ta transition sur ton métier de comédien. Tu dis, au début de la série, que tu ne peux pas du tout prétendre à des rôles d’hommes cisgenres. Est-ce le cas désormais ? 

J’ai un handicap car, comme les directeurs de casting me connaissent d’avant, ils ont plus de mal à se projeter sur moi en tant que mec. Ils ont enfin compris qu’il fallait prendre des personnes trans’ pour jouer des rôles trans’, mais j’ai constaté qu’ils attendent que les personnes aient des ‘cispassing’ parfaits. Il y a une fois où la directrice de casting m’a clairement dit que je jouais mieux que tout le monde. Mais ils ont pris un mec qui galérait en tant qu’acteur, parce qu’il avait un 'cispassing' de dingue.

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Dans mon cas, si je veux travailler en tant qu’acteur, je n’ai pas le choix d’être hormoné, de faire une opération. Et je dirais plus que ça : je dois être baraque, mignon… Si je décide d’arrêter la testostérone ou de prendre des micro-doses, d’être plus fluide ou non-binaire, je ne travaillerai jamais ! Parce que les rôles n’existent même pas.

 

Océan : "Être politique, c'est aussi donner de la force aux autres"
Crédit photo : High Sea Prod.

 

Quel regard ta mère porte-t-elle sur cette série ? A-t-elle aujourd’hui réussi à t’accepter en tant qu’homme trans’ ?

Pour elle, c’était un peu dur, même si elle aime la série. Elle ne se sent pas du tout trahie. Elle m’a juste un peu reproché de ne pas avoir monté le moment où elle dit, au tout début, qu’elle sait qu’elle va bouger, mais que quand elle le fera, ce sera pour de vrai. Je savais en effet qu’elle allait évoluer et que ce ne serait pas superficiel quand ce serait le cas. Mais j’ai monté ce que j’ai perçu, c’est-à-dire la violence de ce qu’elle m’a dit.

Moi j’ai vraiment pris mes distances avec elle parce que ça a été dur.  Puis est venu le moment de mon anniversaire. Je fais d’habitude toujours un dîner en famille, mais là je ne voulais pas. Du coup elle a fait un truc assez mignon, qui ne lui ressemble pas du tout. Elle a déposé un livre dans ma boîte aux lettres avec une dédicace, où elle a écrit : "Pour Océan, mon fils, 42 ans d’amour".

Elle t’avait déjà appelé "mon fils" avant ?

Non, jamais. Après ça ne signifie pas qu’elle ne va pas encore me mégenrer, mais je pense qu’elle sait qu’il faut qu’elle fasse attention. La séquence où je lui dis "si tu continues à m’appeler Océane t’es plus ma mère, t’es mon ex-mère", a été un moment super violent. Pour moi aussi. J’ai fait des cauchemars. Mais si j’ai pu le faire, c’est grâce à mes discussions avec les copains. C’est pour ça qu’il était important pour moi de montrer qu’être ensemble nous donne de la force.

Pour le tournage de la dernière séquence avec ma mère, j’ai fait exprès de placer la caméra de manière à ce qu’on me voit dans le champ. C’est-à-dire que, tout d’un coup, je m’autorise à être là, à prendre la parole et à fixer les règles. Ce qui s’est produit, en réalité, c’est l’évolution de mon discours à moi. Face à elle, j’ai enfin osé m’affirmer.

La série "Océan" est disponible sur le site de France TV Slash.

Crédit photo : High Sea Prod.