INTERVIEW« Moins l’art représente l’homosexualité, moins la société est tolérante »

« L’homo invisible » : « Moins on représente l’homosexualité, moins la société est tolérante », estime Caroline Halazy

INTERVIEWCaroline Halazy et Julie Delettre évoquent pour « 20 Minutes » leur documentaire, diffusé ce lundi, à 21h, sur France 5, qui retrace l’histoire de la visibilité de l’homosexualité dans l’art
Colette, Jean Cocteau, Hervé Guibert et Marcel Proust font partie des artistes homos dont l'oeuvre est abordée dans le documentaire L'homo invisible.
Colette, Jean Cocteau, Hervé Guibert et Marcel Proust font partie des artistes homos dont l'oeuvre est abordée dans le documentaire L'homo invisible. - Bangumi / Phototele
Fabien Randanne

Propos recueillis par Fabien Randanne

L'essentiel

  • France 5 diffuse ce lundi 28 mars 2022, dans sa case Le Doc Stupéfiant, L’homo invisible, un documentaire réalisé par Julie Delettre et Caroline Halazy.
  • Ce documentaire retrace l’évolution de la visibilité des gays, des lesbiennes et de l’homosexualité dans l’art, depuis le XIXe siècle, principalement en France.
  • « Il y a un double enjeu sur la représentation. Elle concerne les gens qui grandissent en ayant une attirance pour quelqu’un du même sexe et qui s’interrogent, qui cherchent des représentations dans l’art. Mais il y a aussi un enjeu dans la société (…). [Il faut] que tout le monde puisse voir des homos dans l’art pour que, dans la vie, ce ne soit plus un problème ni une question », souligne Caroline Halazy

Cachez ces homos que les hétéros ne sauraient voir. Tel aurait pu être le titre, un brin provocateur du documentaire de Julie Delettre et Caroline Halazy diffusé ce lundi à 21h sur France 5. Les coréalisatrices ont opté pour L’homo invisible. Dans les deux cas, c’est toujours une question de regard. Beaucoup d’yeux n’ont pas voulu voir dans Les deux amies, toile signée par Tamara de Lempicka en 1923, autre chose qu’une relation amicale entre deux femmes. Nombre d’oreilles n’ont pas compris que Le jardin extraordinaire de Charles Trenet parle en réalité, de manière imagée, des rencontres sexuelles entre hommes au Jardin des Tuileries…

Le documentaire retrace ainsi plus de cent ans de représentations, plus ou moins explicites, de l’homosexualité dans la création artistique. Une exploration captivante qui rappelle l’évolution des mentalités et des lois : cela ne fait que quarante ans que l’homosexualité a été dépénalisée en France ou, plus précisément, que les législateurs ont abaissé à 15 ans, comme c’était le cas pour les hétéros, l’âge de la majorité sexuelle, alors fixée à 21 ans pour les homos.

Comment faut-il comprendre le titre « L’homo invisible » ?

Caroline Halazy : C’est un titre qui nous permet de raconter la conquête de la visibilité. L’homosexualité a longtemps été invisible dans la société. Les homosexuels et homosexuelles devaient vivre de façon très clandestine étant donné que c’était considéré comme une maladie mentale [L’Organisation mondiale de la santé a retiré l’homosexualité de la liste des maladies mentales en 1990]. Les hommes homosexuels, particulièrement, étaient traqués dès le XIXe siècle. C’est ce que l’on montre dans le documentaire : nous sommes allées à la préfecture de police prendre quelques clichés de ces personnes fichées. Les artistes se sont collés à cet état de fait. Leurs œuvres sont le miroir de cette clandestinité : ils utilisent les sous-textes, la parade, la dissimulation car c’est la situation des homosexuels à l’époque. Et ce sont ces petites touches, les unes après les autres, qui permettent la visibilité. Dans un premier temps, ce sont des signes que l’on remarque seulement si on est soi-même concerné. C’est typiquement le couple Jean Cocteau et Jean Marais : tout le monde ne « voyait » pas qu’ils étaient ensemble, mais ceux qui devaient le voir le voyaient.

Julie Delettre : Dans la peinture, on peut prendre l’exemple de Tamara de Lempicka et sa toile Les deux amies. Elle représente clairement deux amantes, mais le titre ne les présente pas ainsi. A l’époque, l’homosexualité féminine était presque impossible à penser, donc on parlait d’amitié pour parler de relations proches de femmes entre elles. Tamara de Lempicka a été l’une des premières à suggérer davantage dans son tableau, là où Gustave Courbet ou Toulouse-Lautrec avant elle avaient aussi titré des peintures Les deux amies en représentant deux femmes nues et assez proches l’une de l’autre. Mais là où il peut y avoir un doute avec des tableaux peints par des hommes, il y a très peu de doute sur ce que représente Tamara de Lempicka.

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Dans votre documentaire, il est dit que cette « clandestinité » a apporté un génie particulier à des artistes…

J.D. : C’est effectivement quelque chose qui est revenu dans la bouche de plusieurs de nos spécialistes. La clandestinité pouvait stimuler la créativité, l’imagination, car il fallait trouver des parades, jouer avec la métaphore. Nous donnons l’exemple de La Belle et la Bête de Jean Cocteau. C’est aussi le génie de Trenet d’avoir parlé des lieux de drague à Paris à travers la métaphore du Jardin extraordinaire. C’est un morceau qui a été très peu compris à l’époque.

Eddy de Pretto et Suzane font partie des témoins qui interviennent dans le documentaire. Ces deux artistes homos représentent selon vous les enjeux contemporains de la visibilité ?

C.H. : Il était important pour nous de souligner que ce n’était pas une histoire close, qu’elle était toujours en cours d’écriture. Il fallait aussi que l’on s’attache à des œuvres d’aujourd’hui pour montrer qu’il y avait toujours des choses à dire et des combats à mener. Eddy de Pretto, pour nous, c’était une évidence. Son premier album était d’une très grande force au niveau des mots, des thèmes – qui ne sont pas forcément directement liés à l’homosexualité mais qui sont alentour comme la virilisation, le fait de s’assumer pleinement. Le documentaire se conclut par Grave, une chanson qui nous paraît extrêmement forte pour décomplexer l’adolescent ou le jeune adulte qui commence à ressentir des sentiments homosexuels. Suzane et lui sont des artistes extrêmement importants aujourd’hui. Ils disent aussi qu’ils ont manqué de représentations et c’est peut-être ce qui nous a le plus surprises et choquées.

Une partie du public peine à comprendre l’enjeu de la représentation des homos au cinéma, dans les séries, dans la littérature, etc. Si on ne montre pas, c’est que cela n’existe pas ?

J.D. : C’est exactement ça. Suzane raconte que la première fois où elle a vu deux femmes s’embrasser à la télévision, c’était dans Plus belle la vie. Il aura quand même fallu attendre longtemps avant de pouvoir voir ça et de manière assez décomplexée, comme ci ce n’était pas un sujet. Elle nous a aussi expliqué que ce que lui importait dans ses chansons P’tit gars et Anouchka, c’était de dire « Moi, j’ai eu 15 ans, je n’avais pas de modèles avec lesquelles grandir. Je me demandais si j’étais anormale, si j’avais un problème… » Dans la première chanson où elle parle d’un jeune gay qui fait son coming-out à sa famille et dans la deuxième où elle fait sa déclaration d’amour à son amie, elle dit aux jeunes : « C’est normal, en fait. Vous êtes normaux. On peut aimer quelqu’un du même sexe. Et tout va bien. »

C.H. : Il y a un double enjeu sur la représentation. Elle concerne les gens qui grandissent en ayant une attirance pour quelqu’un du même sexe et qui s’interrogent, qui cherchent des représentations dans l’art. Mais il y a aussi un enjeu dans la société : moins on représente l’homosexualité, moins la société est tolérante, moins elle accepte la différence. C’est un enjeu que tout le monde puisse voir des homos dans l’art pour que, dans la vie, ce ne soit plus un problème ni une question.

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