INTERVIEW« The Normal Heart parle de la nécessité de l’engagement et de la colère »

« The Normal Heart » : « Le sida a fauché une génération qui fait défaut à l’humanité »

INTERVIEW« 20 Minutes » s’est entretenu avec Virginie de Clausade qui signe l’adaptation en français et la mise en scène de la célèbre pièce de Larry Kramer sur l’apparition de l’épidémie de VIH
La metteuse en scène de The Normal Heart, Viriginie de Clausade (au centre en chemise à carreau), entourée par la comédienne et les comédiens de la pièce.
La metteuse en scène de The Normal Heart, Viriginie de Clausade (au centre en chemise à carreau), entourée par la comédienne et les comédiens de la pièce. - V. de C. / Eric Maillard
Fabien Randanne

Propos recueillis par Fabien Randanne

L'essentiel

  • La pièce The Normal Heart est jouée au Théâtre La Bruyère à Paris, du mercredi au samedi à 21h et en matinée le samedi à 17h.
  • Ecrite par Larry Kramer, le fondateur d’Act Up, elle parle des premières années de l’épidémie causée par un virus qui n’était alors pas encore identifié et qui a provoqué une hécatombe au sein de la communauté gay.
  • « La pièce ne parle jamais de la mort, elle ne parle que de la vie, de l’amour, de comment rester en contact avec les autres, se battre pour rester vivants et de la nécessité de l’engagement », explique à 20 Minutes Virginie de Clausade qui a signé l’adaptation en français et la mise en scène.
La metteuse en scène Virginie de Clausade.
La metteuse en scène Virginie de Clausade. - TNH

The Normal Heart est un texte militant et autobiographique. Une pièce jouée pour la première fois en 1985 aux Etats-Unis et écrite par Larry Kramer. Celui qui créera Act Up en 1987 raconte l’apparition de l’épidémie de VIH/sida à New York, au début des années 1980. A l’époque, cette maladie n’a pas encore de nom et provoque une hécatombe au sein de la communauté gay, dans l’indifférence quasi-générale. Il aura fallu attendre trente-six années pour que cette œuvre soit adaptée en français. Une mission à laquelle s’est attelée Virginie de Clausade, également metteuse en scène. « Quand on a fait la lecture, beaucoup de gens nous ont dit "Le texte est magnifique mais vous allez vider les théâtres". Seul Jean-Michel Ribes a dit "Venez chez moi !" Et effectivement, on n’a pas vidé les théâtres, loin de là. »

The Normal Heart en version française a d’abord été joué cet automne au Théâtre du Rond-Point (Paris 8e) – « chez » Jean-Michel Ribes, donc, en cumulant un succès critique et public. Si bien que le spectacle reprend dès ce jeudi, et jusqu’au 15 avril au Théâtre La Bruyère (Paris 9e). « C’est une pièce qui vous parle au bon endroit, qui vous motive, en sortant, à dire aux gens que vous aimez que vous les aimez, à rentrer dans la bataille », affirme Virginie de Clausade. Une pièce qui souligne « la nécessité de l’engagement » et salue « la fertilité de la colère », ajoute-t-elle. Entretien.

Pourquoi, selon vous, « The Normal Heart » n’a-t-elle pas été jouée plus tôt en France ?

Parce qu’il n’y a jamais eu un retour sur cette pandémie. Les choses se sont enchaînées et dès qu’on a pu mettre les choses sous le tapis on l’a fait. Et puis, en France, on a eu des artistes très forts et très engagés : Hervé Guibert, Cyril Collard, Guillaume Dustan… Paul Vecchiali a été le premier à faire un film sur le sida, Once More (Encore), en 1988. Peut-être qu’on avait ce qu’il fallait dans notre culture pour ne pas chercher ailleurs et, vu comme ça, que la pièce n’ait pas été montée en France dans les années 1990 ne me semble pas fou.

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Cette pièce, c’est un manifeste et l’histoire d’une lutte…

Elle a été écrite en 1984, alors qu’on ne savait pas ce qu’il se passait. Cela sentait mauvais mais personne n’avait conscience de l’hécatombe que ça allait être. Les personnages sont dans une petite embarcation au milieu d’une énorme tempête, sans avoir la mesure de la tempête. Cela ménage aussi beaucoup d’espoir. La pièce ne parle jamais de la mort, elle ne parle que de la vie, de l’amour, de comment rester en contact avec les autres, se battre pour rester vivants et de la nécessité de l’engagement. Ce qui m’a bouleversée, c'est que Larry Kramer explique que la colère est un sentiment extrêmement fertile. C’est une étincelle qui nous pousse à l’action. Or, s’il y a un truc qui est politiquement incorrect en ce bas monde, c’est la colère. Et en France particulièrement : on a l’humour, le second degré, le cynisme, la dérision… mais la colère ça met très mal à l’aise.

Cette colère fait-elle partie des aspects du texte qui ont été difficiles à adapter en français ?

C’est la colère qui m’a plu dans le texte. Que quelqu’un me prenne par la main et dise « Tu as raison d’être indignée, d’être vénère ! Vas-y, n’essaye pas de te calmer. Prends-la à bras-le-corps et fais en quelque chose, bouge le monde avec ça », cela m’a fait un bien fou. Et puis la colère n’est pas que vociférante, elle peut être douce, sourde, fatale, dangereuse, drôle, mortifère… C’est un sentiment que l’on a tous en commun et qui ne s’exerce pas de la même façon chez l’un ou chez l’autre. Ce que j’ai trouvé difficile dans l’adaptation en revanche c’était d’utiliser les bons mots. Pour moi, les mots sont des petits enclos de la pensée et si on veut bien retranscrire une époque, il ne faut pas se tromper.

« The Normal Heart » est aussi l’occasion de raconter aux plus jeunes ce que ces années ont été…

C’est la raison pour laquelle je voulais monter cette pièce. Cette génération qu’on a perdue, sur laquelle personne ne s’arrête, c’est une génération qui fait défaut à l’humanité dans son ensemble. C’est une génération qui était singulière, libre, qui s’était battue, qui avait poussé les murs, qui était en train d’offrir au monde des exemples et des schémas de vie différents. C’est une génération qui a été balayée, qui a été fauchée et qu’une certaine forme de morale a laissé croire qu’elle était responsable, alors que non. Ces gens nous manquent cruellement.

Quels retours avez-vous du public qui est venu voir la pièce au Théâtre du Rond-Point ? Comment réagit-il ?

C’est assez magique ce qu’il se passe dans la salle. Il y a des histoires qui se réparent. Des gens d’un certain âge viennent revoir leur jeunesse qui se trouve être ces années de plomb. C’est quelque chose d’avoir sa vingtaine accrochée à ces souvenirs-là, je pense. Il y a beaucoup d’adultes qu’on récupère à la sortie comme des enfants. Ils ont 40, 50 ans et ils nous racontent qu’ils avaient un cousin, un oncle, un parrain qu’ils adoraient gamin et qui n’ont plus été là du jour au lendemain, qui sont morts sans qu’on sache pourquoi. Une chappe de plomb s’est posée et ils ont grandi comme ça, en comprenant plus tard que c’était le sida, mais sans que ce soit verbalisé. Et puis il y a la jeune génération qui ne connaissait pas l’histoire et qui, comme ceux qu’on a vus à Paris et qui sont quand même vachement moins cons et beaucoup plus ouverts d’esprit que ce qu’on était à leur âge, sont atterrés de savoir que l’homosexualité a pu, à un moment donné, être représentée comme ça. Ce qu’il y a de fou, c’est qu’on parle de 40 millions de morts [selon le rapport Onusida 2021, 36.3 millions de personnes sont décédées des suites des maladies liées au sida depuis le début de la pandémie] qui ont été complètement oubliés, c’est-à-dire que la jeune génération ne connaît pas cette histoire ou à peine.

Avez-vous peur, dans le contexte actuel, que le public soit réticent à venir au théâtre ?

Ça, c’est une crainte dès qu’on monte quelque chose, avec ou sans le Covid. On donne un rendez-vous au public et on se demande à chaque fois s’il va être là. Ça sent bon en termes de réservations, de retours sur les réseaux sociaux… mais c’est toujours un peu vertigineux. Après, honnêtement, je ne suis pas particulièrement flippée. Le texte a fait tellement de miracles pour nous réunir et trouver une salle parisienne. Je crois que très humblement, on n’a qu’à s’accrocher à lui, ce texte a envie d’être joué. Je ne dis pas ça de façon mégalo. Nous ne sommes que des messagers, derrière nous, il y a quarante millions de destins qu’il faut raconter.

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