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Décryptage

Transphobie : une violence au quotidien et à tous les niveaux

LGBT +dossier
Pour les personnes trans, les violences ne s’arrêtent pas aux fréquentes agressions dans la rue. Celle de l’administration, plus insidieuse, les touche aussi.
par Virginie Ballet
publié le 3 avril 2019 à 21h16

«Jusqu'où ses agresseurs auraient-ils pu aller ?» s'interroge Giovanna Rincon. Comme beaucoup, la directrice de l'association Acceptess-T, qui milite pour les droits des personnes trans, a été «révoltée» par les images de l'agression, «d'une extrême violence», dont Julia a été victime dimanche place de la République à Paris. «Avant tout, je veux lui apporter tout mon soutien, entame la militante. Et lui dire, aussi, que ces agressions, ces meurtres dont sont victimes les personnes trans sont en quelque sorte le martyre qui permet de politiser la cause.» Publiées sur Twitter par Lyès Alouane, militant LGBT et délégué Ile-de-France de l'association Stop Homophobie, lui-même victime de plusieurs agressions, ces images ont été très relayées et ont suscité de multiples condamnations.

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Environ 15 000 personnes transgenres vivraient dans l'Hexagone, selon les estimations d'associations. Soit 15 000 personnes dont l'identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance, ce qu'on appelle la «dysphorie de genre». Ainsi, quelqu'un qui se sentirait femme mais serait née dans un corps de garçon peut entamer un processus de transition pour vivre en adéquation avec son genre ressenti. Contrairement aux idées reçues, cela ne sous-entend pas forcément des interventions chirurgicales, mais peut aussi passer par un traitement hormonal ou tout simplement un changement de prénom et/ou de style vestimentaire. Dans ce cas, on parlera alors d'une femme transgenre «MtF» (comme male to female, du masculin au féminin en anglais).

Tous ces processus, l'Inter-LGBT les détaille avec pédagogie sur un site internet mis en ligne dimanche (1) à l'occasion de la Journée internationale de visibilité trans, histoire, entre autres, de faire la peau aux préjugés. Et d'éviter toute inconvenance de langage : tandis qu'on a longtemps employé le terme «transsexuel·le», l'Inter-LGBT souligne ainsi que l'adjectif «transgenre» est préférable, car non pathologisant. Sur ce même site, le collectif associatif souligne aussi qu'«à l'instar des adultes, les jeunes personnes trans continuent d'être discriminées et persécutées. Elles comptent parmi les communautés subissant le plus grand nombre d'agressions verbales et physiques, y compris les meurtres». Décryptage de cette haine pernicieuse.

Un risque élevé d’agressions et une hausse des plaintes

«Les images de l'agression de Julia permettent de mettre en lumière le quotidien des personnes trans», appuie Giovanna Rincon, d'Acceptess-T. Ce quotidien, c'est justement celui de Claire Lamberti, 53 ans, vice-présidente de Mobilisnoo et du Jardin des T. Même si elle n'a jamais subi d'agression physique («Je mesure 1,89 m, ça dissuade»), cette Lyonnaise décrit «les gestes déplacés, mains aux fesses et autres mimes de fellation, insultes ("pédale, tarlouze")» dont elle est régulièrement victime dans la rue. Pour elle, être une femme trans, c'est un peu la double peine : «On a droit à tout ce qui a trait au machisme et en plus aux commentaires sur les trans. Et comme cela se remarque davantage que pour les hommes…» En 2015, dans leur ouvrage Sociologie de la transphobie, les sociologues Arnaud Alessandrin et Karine Espineira estimaient que pas moins de 85 % des personnes trans seront agressées au cours de leur vie. Dans son dernier rapport, l'association SOS Homophobie faisait elle aussi un constat pour le moins alarmant : «Les appels et messages liés à des cas de transphobie sont d'année en année plus nombreux», écrivait-elle, chiffres à l'appui : en 2017, 186 témoignages étaient remontés jusqu'à la ligne d'écoute, soit une augmentation de 53 % par rapport à l'année précédente.

Libération de la parole ou réelle hausse du nombre d'actes ? Difficile à dire. Le ministère de l'Intérieur fait pour sa part état d'une hausse de 15 % des plaintes déposées pour des actes LGBTphobes entre janvier et septembre 2018, par rapport à la même période l'année précédente, sans que l'on puisse savoir avec précision s'il agit d'homophobie, de lesbophobie ou de transphobie. Selon le ministère de la Justice, en 2016 (dernières données complètes disponibles), 86 condamnations ont été prononcées pour des infractions commises en raison de l'orientation sexuelle ou de l'identité de genre, contre 54 l'année précédente, signe palpable d'une haine qui monte. En majorité, il s'agit d'atteintes aux personnes (pour 50 des condamnations en 2016), ou d'injures, de diffamation et de provocation (pour 35 d'entre elles). A noter que l'identité de genre n'est une circonstance aggravante dans le code pénal que depuis sept ans, contre seize pour l'orientation sexuelle, par exemple. Contactée, la Chancellerie fait savoir que «face à la multiplication des actes et propos racistes, antisémites et homophobes dans l'espace public», une circulaire va être envoyée «dans les prochains jours» aux parquets pour faire appel à leur «plus grande vigilance» et aux procureurs pour les inciter à sensibiliser les services d'enquête à la spécificité de ces procédures et à prêter une «attention toute particulière» à l'accueil des victimes de ce type d'affaires.

Le phénomène de «l’effet de meute»

«Pas un jour ne se passe sans que survienne une agression : crachats, insultes, mépris…» synthétise Giovanna Rincon, qui met aussi en garde contre «un effet de meute», de plus en plus présent, comme c'est le cas dans l'agression de Julia : «Déjà l'année dernière, une autoproclamée "brigade anti-trav" agressait les personnes trans dans le XVIIe arrondissement de Paris», rappelle-t-elle. «Les agresseurs savent que les personnes trans cumulent souvent les facteurs de vulnérabilité», analyse-t-elle. Et de citer le cas tragique de Vanesa Campos, jeune prostituée péruvienne assassinée au Bois de Boulogne en août dernier. «Cette histoire a entraîné une forme d'intériorisation, de normalisation des violences», poursuit Giovanna Rincon. Porter plainte, pour une personne transgenre, peut signifier un risque accru d'être «outé» contre son gré, d'autant plus si son état civil n'est pas en adéquation avec son genre ressenti. «Sans parler de la crainte de faire face à de l'irrespect, des questions intrusives ou de la culpabilisation», avertit la militante. Face à cette difficile libération de la parole des victimes, la Chancellerie rappelle qu'il sera bientôt possible de porter plainte en ligne pour ces faits, comme cela se fait déjà pour les cambriolages, par exemple.

L’état civil, symptôme d’une «transphobie d’Etat»

Même si elle salue les multiples condamnations de l'agression de Julia, Giovanna Rincon s'interroge : «On dénonce la transphobie au quotidien, mais quid de la transphobie d'Etat ?» Des années que les associations qui aident les personnes trans alertent sur la difficulté de faire modifier son état civil. En 2016, la loi sur «la justice du XXIe siècle» a un peu fait bouger les choses, en ne rendant plus systématique la présentation d'un certificat médical pour obtenir ce changement. Mais il n'empêche que les personnes trans doivent toujours passer devant un juge pour être reconnues dans leur genre ressenti, témoignages de proches à l'appui. «Il faut en finir avec ce paternalisme abusif, cette infantilisation des personnes trans», dit Giovanna Rincon, qui milite pour un changement d'état civil sur simple déclaration, comme cela se fait dans de nombreux pays. Un tout petit pas a été franchi la semaine dernière : dans Têtu, la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, s'est dite favorable à ce que «le prénom d'usage devienne un droit dans l'ensemble des établissements du supérieur».

(1) www.soutenonslespersonnestrans.fr

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