Le rose a toujours été sa couleur préférée. Elle lui fut longtemps interdite, jugée inconvenante dans la communauté des juifs hassidiques vêtus pour l’essentiel en noir et blanc, qui plus est parfaitement inappropriée à son genre. Qu’imaginer de plus choquant et de plus contraire aux lois religieuses, qui prônent pudeur et discrétion, qu’un garçon habillé en rose ?
Mais, du plus loin qu’elle s’en souvienne – pour un vêtement, un cartable, un jouet –, la couleur l’attirait. Elle enviait ses petites sœurs de posséder quelques objets Hello Kitty. Et, plus tard, quand elle découvrit que la jeune épouse qu’on lui attribuait aimait également le rose, ce fut un réel plaisir. Au moins, le couple partagerait-il un goût commun.
On n’est donc pas surpris, ce jour d’avril 2022, à Manhattan, de voir Abby Stein surgir à notre rendez-vous, vêtue d’un manteau rose de forme classique, cintré, et d’un chemisier à volants de la même couleur, faisant écho au gloss apposé sur ses lèvres. La pâleur et le caractère lisse de son visage encadré de cheveux longs et bruns n’en ressortent que davantage. Un teint de porcelaine, se dit-on, fasciné par sa transparence. Un teint de poupée ancienne. Les yeux, eux, sont vifs, joyeux, rapides ; le visage formidablement expressif. Quant à la voix… Un peu rauque, entre deux couleurs, deux tessitures ? Mais le ton est si chaleureux qu’on a d’emblée l’impression de rencontrer une amie.
Double affranchissement
Elle a raconté son histoire dans un livre, non traduit en français, paru il y a trois ans aux Etats-Unis (Becoming Eve, « devenir Eve », Seal Press) : celle d’un jeune garçon né en 1991, à Brooklyn, dans la plus stricte et la plus traditionnelle des communautés de juifs orthodoxes, fiancé à 18 ans, certifié rabbin à 19, père à 20, qui a dû s’enfuir pour devenir ce qu’il sait être, depuis sa naissance, sa vraie nature : une femme. Une histoire aux allures d’épopée tant elle est à la fois magnifique et tragique, en quête d’un double affranchissement : d’une communauté oppressante qui, pour se protéger, interdit tout écart et remise en question ; et d’un destin assigné par un corps non conforme à son genre.
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