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"Séropositif, comment j'ai vaincu la morale et la honte"

Par Sacha Daclez le 01/12/2019
séropositif

MA STORY. Ce dimanche, c'est la journée mondiale de lutte contre le sida. Sacha a toujours cru qu'il échapperait miraculeusement au virus, jusqu'à ce qu'il découvre sa séropositivité... Il raconte comment il l'a accepté dans « Ma story »,  une rubrique où vous pouvez raconter un évènement ou une anecdote qui vous a marqué pour le meilleur ou pour le pire. Pour cela contactez-nous par ici !

Il y a quelques années, l’homme avec lequel je vivais m’avait trompé avec un garçon séropositif. Il me l’avait avoué - une fois acculé aux aveux -, les larmes aux yeux. J’avais vu dans ses pleurs qu’il avait ressenti de l’amour pour l’autre, que d’emblée je détestai. Il m’avait semblé aussi que les sentiments qu’il ressentait pour lui n’étaient pas sans rapport avec sa maladie. L’abandonner alors qu’il avait besoin d’être sauvé était impensable. Furieux, j’avais appelé ce garçon, ce Julien, pour lui demander des comptes. Je l’ai interrogé sur leur histoire, sa durée, leurs pratiques, les risques potentiels qu’il avait fait prendre à Thomas et par conséquent à moi-même. Il avait répondu à mes indiscrétions de mari jaloux avec beaucoup de bienveillance, de gentillesse. En retrouvant Thomas, j’avais dit : “Il faut que tu le quittes. On n’attrape pas le sida par hasard. On l’attrape quand on fait n’importe quoi, qu’on ne sait pas régler sa vie.” Condamnation morale. Arbitraire. Qui fermait complètement les yeux sur la sympathie que cet inconnu (qui n’était pas plus responsable de la situation que mon copain - et que moi-même) m’avait inspirée. Sans appel. Je me disais à l'époque qu'il l’avait bien cherché. Il avait eu un comportement irresponsable. Il avait bien ce qu’il méritait. Puni par où il avait péché...

Je me souviens d'une conversation avec un ami, au milieu du mois d'août 2017.

- "Je fais attention à tout, j’ai tellement peur de LA maladie.
- Mais tu sais, il faut y aller pour choper quelque chose... Moi ça fait des années que
je suce sans capote, je n’ai jamais rien attrapé.
- Tu devrais faire attention, tu sais.
- Je sais. Je suis un miraculé."

Cette provocation résonnera en moi bien amèrement quelques jours plus tard lorsque, le 28 août, j’irai chercher mes résultats. C’est l’été, une belle journée d’été, il fait chaud, je transpire beaucoup, je suis un peu essoufflé. Fatigué. J’arrive, selon mon habitude, légèrement en retard, je m’en excuse. Le médecin me reçoit tout de suite (je me demande ce qui se passe dans sa tête avant de me recevoir, s’il boit un verre d’eau, s’il réfléchit à la manière dont il va tourner tout ça, s’il prend son élan pour se donner du courage avant de venir me chercher dans la salle d’attente), me demande si ça va depuis la dernière fois. Je ne sais plus ce que j’ai répondu.

"On a un problème"

Je me souviens seulement du dossier rouge posé sur son bureau. J’ai probablement dit que oui, tout allait bien, même si tout dans cette pièce déjà m’indiquait le drame à venir. Je ne sais s’il s’agit d’un réel pressentiment, d’une illusion rétrospective, d’une reconstruction romanesque inconsciente, ou si, tout simplement, comme à chaque fois que je récupérais des résultats depuis mes 18 ans, je me disais : cette fois, mon vieux, c’est la bonne.

Il enchaîne : “On a un problème.” Je pense immédiatement à la phrase culte de la mission Apollo 13. Je me retire en moi pour annuler la phrase du médecin, je me répète “Houston, on a un problème”. Mais le médecin poursuit et le retour sur Terre est brutal : “On a un gros problème même. Vos résultats nous sont revenus du laboratoire, et il s’avère qu’ils sont positifs.

Coup de poing à l’estomac. Je ne respire plus. Plus de voix. Je sens mon sang qui se retire de mon visage. Mon cœur qui bat, affolé comme une bête qui sent la mort arriver, comme un enfant qui recule dans le coin de sa chambre devant l’ombre grandissante de l’ogre. Impossible de rien dire. Je me tords les doigts, comme le petit garçon qui a fait une bêtise et espère attendrir celui qui le réprimande.
Verdict irréfutable. Fin du miracle.

De nouveau, les prélèvements, les fioles. Les ordonnances. Les formulaires à remplir pour la Sécurité Sociale. Je me laisse faire, je ne dis rien, j’envoie un message à Émile pour lui demander si je peux passer. Et puis, après les prises de sang, lorsque je retourne le voir, le médecin a cette phrase formidable, qui me reviendra lorsque je serai complètement désespéré : “À l’âge que vous avez, vu votre état de santé, vous connaîtrez une guérison”.

J’appelle Émile, j’appelle un taxi. J’entre dans l’appartement et ni lui ni Arthur ne disent rien. Émile me fait la bise, joue contre joue, alors que d’habitude nous nous embrassons de loin, pour rire. C’est là que je réalise que c’est grave. Ce vrai baiser trahit son inquiétude. Je lui donne tout de suite les résultats d’analyses, je veux qu’il les garde, je ne peux pas en parler à mon copain. Je veux surtout qu’elles disparaissent, que ça n’existe plus. J’ai le sentiment, pendant plusieurs jours, que tout cela n’est qu’une histoire de mots, une histoire de signes imprimés noir sur blanc.

Être ou avoir

Dans les jours qui suivent, lorsque j’en parle avec Émile qui me dit qu’on vit très bien en étant séropositif en France, je rétorque : “je ne suis pas séropositif, j’ai le VIH”. Je ne veux pas m’identifier au virus. J’ai l’impression qu’avoir est moins grave qu’être. J’ai le sentiment que par la langue, je peux empêcher l’infection de proliférer, de me dévorer. De même, aujourd’hui, je me méfie de l’expression « être indétectable », du glissement de sens insidieux. Ce n’est pas moi, c’est la charge virale dans mon sang qui est indétectable.

A chaque consultation (et elles sont nombreuses au début), je m’attends à ce que le médecin me dise : « c’était une blague, c’est une expérimentation en fait, qui vous vaccine de la maladie par le choc, par la peur ». Je me suis dit, pendant plusieurs semaines, que si on m’avait fait ce coup-là, je me serais sans doute remis immédiatement dans le droit chemin prôné depuis l’école, celui de la prévention, de la rationalisation des rapports sexuels, des pratiques, du nombre de partenaires et du préservatif. Que j’aurais été le docile petit mouton qui marche la tête baissée et la queue entre les pattes ?

Mais non, chaque rendez-vous avec le médecin confirme l’irrémédiable vérité. Dans la rue, j’ai le sentiment que les gens le savent. Que c’est écrit sur mon front. J’ai le visage rouge, je transpire.

"J'étais déjà mort"

Je vis comme cela un long temps, dans le silence et le secret. En vacances, l’été suivant, presque un an jour pour jour après la découverte de ma séropositivité, mon copain, à qui je n’ai rien dit et que j’ai fui un peu tout ce temps, trouve dans mon sac ma boîte de médicaments. Il me demande ce que c’est, mais il le sait déjà.

Ses larmes. Ses sanglots. Sa tristesse profonde. Sa détresse. Je lui explique tout. Je le rassure, je lui dis que je ne suis pas contaminant, qu’il ne risque rien, que je ne risque plus grand chose non plus - disant tout cela, j’essaie de m’en convaincre.

Aujourd’hui, même si je sais qu’il pleurait pour la simple et bonne raison qu’il avait été trahi, parce que j’avais eu une relation sexuelle et sentimentale (je ne sais pas pourquoi j’ai mis l’accent sur cette dimension lorsque je lui ai tout avoué, peut-être pour atténuer ma trahison) avec un autre homme, parce que je lui avais tout dissimulé et donc que j’avais dû affronter tout cela seul (ou en tout cas sans lui), aujourd’hui, le souvenir de ses larmes m’est insupportable : j’ai le sentiment que pour lui j’étais déjà mort, qu’il m’enterrait par anticipation. Pourtant, ce faisant, il me libérait. C’est à compter de ce jour-là que prendre mon traitement est devenu quelque chose d’anodin. Le simple fait de ne plus avoir à me cacher dans la salle de bains pour le prendre m’a fait sortir de la honte.

"Veux-tu guérir ?"

Et puis, il y a eu cette phrase, lue à Jérusalem. Au détour d’une ruelle, dans la fraîcheur du soir tombant, je me trouvai devant la piscine de Bethesda. J’entrai. Ce nom me rappelait quelques souvenirs, mais rien de très précis. Je lus sur un panneau le récit auquel elle sert de cadre dans l’Evangile. Une histoire de paralytique, d’incurable, qu’on apporte au Christ, en dernier recours. Parce qu’il a déjà une petite réputation de rebouteux, on lui demande d’accomplir un miracle. On le sent qui hésite, je crois.
Il a alors cette parole, absolument fabuleuse, qui, après deux millénaires, parvenait à mes oreilles désespérées : “Veux-tu guérir ?”

Cette simple question ne m’a pas converti au christianisme, non, au contraire, d’une certaine façon, puisqu’elle m’a permis de me dégager de la honte (premier sentiment éprouvé par l’homme, selon la Genèse, c’est dire...) dont la morale religieuse a enveloppé nos sexes. Je réalisai alors qu’il n’appartenait qu’à moi d’aller mieux.

D’abord, en considérant que je n’étais pas malade, en tenant à distance cette étiquette qui essentialise. Et puis tout simplement en en parlant. En disant à mes amis que cela m’est arrivé, que ça a été, bien sûr, un bouleversement, un moment de solitude radicale, malgré l’amour et le soutien de ceux qui savaient déjà, mais que je vais bien. Oui, je vais bien. Peut-être même suis-je plus heureux qu’il y a trois ans.

Sexuel et fier de l'être

En Australie, il y a 5 ans, j’ai rencontré un garçon formidable. Un activiste gay. Étudiant. Beau. Fier. Brillant. Je me souviens avoir été impressionné par sa liberté : il aimait le sexe, passionnément, il aimait les hommes avec qui il partageait ces moments-là. Il avait énormément de partenaires et avec chacun d’entre eux il avait de vraies relations, un véritable échange. En somme, il avait rendu au sexe sa
dimension humaine. Il disait que la confiance, contrairement à tout ce qu’on disait, était la clé. Nous avions longuement parlé de cela, nous nous étions fait confiance, nous avions fait l’amour sauvagement, dans les toilettes de l’université.

Rentré en France, j’ai pu suivre ses combats sur Facebook, jour après jour, voir les photos de lui en jockstrap dans la nature, dans des festivals où il revendiquait sa liberté d’être sexuel. C’était beau. Un peu outrancier, parfois, à mon goût. Mais admirable. Il avait simplement fait souffler sur toutes les feuilles de vigne le vent de sa fierté. Il a été en Australie un des acteurs importants du combat pour l’égalité des droits, pour le mariage pour tous. Il a fait activement la promotion de la PreP - ce qui signifie, dans le jargon médical, Prophylaxie pré-Expostion, et en langage humain : miracle. Ce garçon s’appelle Steven Spencer.

Je n’avais plus aucune nouvelle de lui depuis plusieurs années. Il m’avait supprimé de Facebook, probablement pour pouvoir accepter d’autres demandes d’amis, populaire comme il l’était, ou parce qu’il ne me remettait pas. Récemment, j’ai vu son visage dans un article : malgré l’arsenal thérapeutique existant - le malheur aussi a ses miracles, qu’on appelle exception, cas isolé, faute-à-pas-de-chance -, il avait été contaminé.

L'effondrement

Il était dévasté. Mais il avait eu le courage, fidèle à ses principes, de dire : je suis séropositif. Publiquement. Je n’ai pas son audace, voilà pourquoi je ne publie pas ces notes sous mon vrai nom. Je me dis qu’au fond, l’annoncer au monde entier, ce serait faire un événement du petit fait d’avaler un comprimé bleu tous les soirs. Mais peut-être que je m’abuse moi-même et que derrière cette excuse il y a encore la honte et ses esquives.

Steven était, dans son message, absolument effondré, abattu. Il disait : il faut continuer à être fier, à célébrer nos différences, notre liberté. Mais du bout des lèvres. Quelque chose en lui s’était éteint. Il y a quelques jours encore, il écrivait avoir le sentiment de vivre dans une cage avec le virus, il disait avoir peur de devenir fou. Je l’imagine acculé contre le mur, devant l’ombre. Je voudrais pouvoir prendre une lampe et dissiper sa peur, le prendre dans mes bras et lui dire : « n’aie pas peur, ce n’est pas grave, toi aussi tu connaîtras la guérison. »

Le cancer du puritanisme

Aujourd’hui, je m’engage. Je prête mes mots - à défaut de mon visage et de ma voix - à la cause pour dire : n’ayez pas peur d’aimer, n’ayez pas honte de partager le plaisir avec les autres. Protégez-vous autant que possible, de la manière qui vous plaira ; protégez les autres toujours, toujours. L’épidémie, c’est l’échec de la grande idée de responsabilité. Il faut lever l’étendard de l’empathie, du soin des autres.

Et puis il faut, avant toute chose, parler : si j’avais eu le courage, il y a trois ans, de dire à l’homme avec qui je partage ma vie que j’avais envie de coucher avec d’autres hommes, je me serais senti libre de prendre la Prep, sans doute. Ne cédez pas aux injonctions de la honte. Soyez fiers de vos sexualités, de vos revendications du plaisir. Le sida n’est pas le cancer des gays, comme on a pu le dire au début de l’épidémie. C’est celui du puritanisme, de l’hypocrisie de civilisations basées sur la honte du sexe, sur son encadrement, sur le refrènement des pulsions sexuelles.

La morale et la honte

Je pense à l’instant à cette phrase de Montaigne qui me paraît résumer tout cela très bien : “Nous prononçons hardiment : tuer, dérober, trahir, et cela, nous n'oserions qu'entre les dents ?” Oserions-nous en parler davantage, oserions-nous nommer précisément et sans vergogne l’acte sexuel, qu’il n’y aurait plus besoin de se cacher - et que les conduites à risque, autodestructrices, souvent, et toujours
induites par la honte, disparaîtraient.

C’est la morale et la honte qui, alors qu’on a les moyens d’endiguer l’épidémie grâce aux traitements, empêchent beaucoup d’hommes d’aller se faire dépister et le cas échéant de se faire traiter. Je ne sais pas, quant à moi, si je crois toujours à cette idée de guérison que le médecin formidable m’avait administrée pour faire passer l’amertume de l’autre pilule. Mais une chose est sûre : j’ai guéri de la honte et de la peur du sexe. Ce moment tant redouté de l’annonce par le médecin, qui m’avait hanté toute ma vie et qui m’apparaissait après chaque rapport sexuel, ne peut plus venir puisqu’il est déjà arrivé. Et, puisque déjà vaincu, je suis invincible.

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